Nice
« poésie », l’odeur
aussi, algues et lauriers, âcre et sucrée, tout cela, comme une bouffée
inattendue d’espoir.
— Ailleurs, répéta Karenberg, pourquoi pas ?
14
Ils avaient bondi hors de l’ombre. Ils devaient être cinq ou
six, tapis là, au bord de la route, avant le tunnel, dissimulés derrière les rochers
et les broussailles couvertes de poussière. Ils avaient attendu que Francesco
Sori ouvre la porte de la baraque du chantier où il dormait. Il n’avait même
pas eu le temps de se retourner, de lever l’avant-bras pour se défendre, ils
avaient frappé sur les reins et la nuque, à coups de gourdin. Il était tombé,
le visage en avant, heurtant le sol recouvert de caillasse, et quand, le matin,
les premiers ouvriers l’avaient découvert, ils n’avaient d’abord vu que le
visage tuméfié, lèvres fendues, nez écrasé. Le sang qui avait déjà séché formait
autour de la bouche une croûte noire. Ils l’avaient transporté à Eze, couché
sur la table d’un café. La patronne le connaissait, elle lui servait chaque
soir son repas ; maintenant, elle lui lavait le visage avec un mouchoir
blanc, geste doux comme une caresse, et le mouchoir rougissait tandis qu’elle
répétait :
— Monsieur Sori, monsieur Sori, qu’est-ce qu’ils vous
ont fait ? C’est pas juste.
Debout, leurs lourdes mains ouvertes, les ouvriers du
chantier entouraient la table. L’un d’eux, parfois, avec le poignet, s’essuyait
les lèvres ou le nez, un autre se penchait vers Sori au moment où la femme
trempait le mouchoir dans une bassine d’eau tiède, rosie par un peu de
vinaigre. Une large marque, violacée, éclatée sur la pommette, barrait le côté
gauche du visage de Sori. Un ouvrier, ses yeux n’étaient qu’un pli, parce qu’il
y a la réverbération du soleil sur les facettes blanches de la pierre et les
éclats qui giclent sous la masse, ses yeux apparaissaient tout à coup, bleus.
Il commençait à parler.
— Par terre, disait-il.
Sa voix, peut-être à cause de l’accent italien, du r qui
avait un son grave, semblait naître profond dans le corps.
— Par terre, ils lui ont donné un coup de pied.
Il s’arrêta, puis dit encore :
— Nella faccia, dans la figure.
Comme s’il devait employer les deux langues pour prouver le
fait.
La femme, recommençant à laver le visage, se mit à pleurer.
— Cialtroni, dit quelqu’un.
Un ouvrier, cheveux et sourcils gris – était-ce la
poussière ou l’âge – cracha sur le sol.
— Cialtroni – lâches –, murmura-t-il.
Le médecin.
Les gendarmes – « Allons, allons » – qui
poussaient les ouvriers vers la route.
Ils sortaient lentement du village, s’arrêtant, et l’un
d’eux répétait : « Cialtroni – lâches. » Ses camarades le
forçaient à se taire, à marcher vers le tunnel. Ils traînaient leurs
brodequins, bruit de fer sur la chaussée, croisant une ambulance, d’abord,
puis, plus tard, une voiture noire.
Ritzen descendait de la voiture avec Renaudin, s’éloignait,
pendant que son adjoint interrogeait les gendarmes, la patronne du café. Ritzen
s’appuyait au parapet du pont, écoutait cette voix de femme que l’émotion
altérait.
— Monsieur Sori, expliquait-elle à Renaudin, il venait
presque tous les soirs, il buvait jamais, jamais. Il faisait un tour dans le village,
il rentrait au chantier. Hier soir, comme les autres fois, je…
Au-dessous du pont, la roche tranchée par un coup de hache.
Ritzen suivait la faille jusqu’à la mer, regardait ces flancs labourés, striés,
où des broussailles épineuses, des ronces s’accrochaient pourtant, cherchant la
terre dans les anfractuosités.
Il interrogea à son tour la patronne du café :
— Vous avez vu quelque chose ? Quelqu’un ? Il
rencontrait des gens ?
La femme secouait la tête, pétrissait son mouchoir.
Comment pouvait-elle savoir qu’ici, depuis que les hommes
avaient construit ces villages qui, de loin, ressemblaient à des pans plus
abrupts de la roche, on s’était tué ? Corps jetés au bas de la falaise,
dans les entailles de la crête. Ordre établi sur la mort.
Ritzen prit Renaudin par le bras et ils descendirent vers le
chantier.
— Mort, Sori ? demanda Ritzen.
Ce serait une date, un lieu à inscrire sur une fiche : SORI Francesco, né à Turin, mort le… à… Puis il remettrait la fiche à sa place dans le dossier violet « MENÉES ANTIFASCISTES – IMMIGRÉS ».
— Coma,
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