Nice
lapin, un poulet, des ragoûts. Alors, quand un
voisin pour lequel il avait traduit une pièce officielle lui disait :
— In somma, anche tu sei italiano, toi aussi, tu es
italien.
— Si tu veux.
Sur les chantiers, il s’était lié d’amitié avec Rafaele
Sori, un Turinois qui connaissait mal le métier. Ils avaient fait équipe
ensemble, Antoine préférant cet Italien hésitant, maladroit, à des Parisiens,
compagnons habiles, qui couvraient un mur en quelques heures, en gouaillant,
pleins d’assurance.
— Vous, les Parigots…, commençait Antoine.
Comme il avait la colère facile, on le laissait expliquer à
Rafaele. « Le plâtre, disait Antoine, au début, j’aimais pas, je me
sentais inférieur, parce que, avant, électricien, comme mon frère, j’aurais
voulu ça. Electricien, c’est propre, on est presque un ingénieur, mais
maintenant… »
Il faisait couler le plâtre, le pétrissant avec sa truelle.
— J’aime l’odeur.
Il se mettait à rire, chantonnait :
— Il faut savoir quand ça prend, c’est un vrai métier.
Rafaele Sori l’avait appris, et Francesco, son frère, disait
à Antoine :
— Toi, tu as quelque chose. Parce que celui-là – il
désignait Rafaele – je lui ai tout dit, mais il voulait les bureaux,
ingénieur, dessinateur. Sur un chantier, on est à l’air, non ?
Le mariage d’Antoine avec leur sœur Giovanna les avait
encore rapprochés. Ils habitaient le même quartier de la Madeleine.
Quand, du côté d’Eze, dans la nuit, des hommes avaient
bondi, barre de fer à la main, l’abattant sur Francesco, le frappant encore
alors qu’il était à terre, Antoine avait été voir Dante :
— Qu’est-ce que vous faites, pour ça ? Vous, avec
votre parti ?
— Ecoute, ton copain Sori, je me suis renseigné.
Antoine se levait déjà :
— Bon, parce qu’ils sont pas de chez vous, ça vous fait
rien qu’on les descende ?
Francesco, à sa sortie de l’hôpital, s’était installé chez
Antoine pour près d’un mois, Giovanna le soignait.
On n’avait jamais retrouvé ses agresseurs.
Antoine accompagnait Francesco à l’hôtel de police. Il
l’attendait, faisant les cent pas devant l’entrée, pendant que Francesco était
interrogé par Renaudin, le successeur de Ritzen. Puis ils rentraient à pied,
retrouvaient Rafaele, et Francesco racontait. Renaudin, derrière le bureau, montrant
les dossiers aux couleurs différentes, disant :
— Vous autres, Italiens, je vous mets tous dans le même
sac. Vous nous emmerdez. Mussolini, les Italiens l’ont voulu, non ? Alors,
quoi, vous ne pouvez pas faire ça chez vous ? Pas une semaine sans qu’en
ville…
Devant le consulat, une bagarre entre immigrés et
fonctionnaires fascistes. Des espions qu’il fallait expulser, ce Dottore
Maurizio Livio qui tenait des conférences politiques à l’abri de l’immunité
diplomatique, ces rassemblements de pauvres bougres qu’il organisait dans la
cour du consulat. Et l’un d’eux, un Sicilien, expliquait à Antoine :
— La famiglia, la famille, je l’ai là-bas. Si je veux
envoyer l’argent, il consolato, les gens du consulat…
Tous les deux ou trois ans, ces immigrés passaient une
semaine au pays. Ils voulaient être sûrs de pouvoir rentrer en France, après,
de ne pas être retenus, à L’Aquila ou à Città di Castello, à Bari ou à
Syracuse. Parce qu’on crevait de faim. Quand ils revenaient, ils tendaient à
Antoine une bouteille de vin. « Forte, buono. » Un fromage de chèvre,
sec comme du vieux bois.
— Ce qu’il faudrait, avait expliqué Francesco Sori à
Antoine, c’est qu’un de ceux-là – d’un mouvement de la tête il montrait la
rue, le quartier – nous aide. Si, une fois, j’avais son passeport…
Francesco clignait de l’œil :
— Là-bas, continuait-il, je m’arrange. Essaie d’en
trouver un, comme ça, en parlant.
Giovanna craignait cette obsession qui avait repris ses
frères.
— Le père, commençait-elle, déjà lui, à Turin, ils
l’ont tué, et Francesco…
Elle prenait son fils sur ses genoux, elle le serrait contre
elle, elle soupirait. Edmond se dégageait, repoussait les bras de sa mère, courait
vers Antoine :
— Enfin, disait Giovanna, si vous croyez.
— Il croyait, tu comprends, répétait Rafaele Sori en ce
soir du mois d’août 1933.
Antoine Revelli ouvrait la fenêtre que heurtaient des
gouttes rares, épaisses, presque grasses.
— C’est moi,
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