Nice
face.
J’ai plus de soixante-dix ans, pourtant. Et quelque chose
se révolte en moi, une espérance s’obstine malgré tout, forte, tenace.
Il est si difficile de s’arracher à ce que l’on croit.
23
Un vallon.
Antoine Revelli ouvrait la fenêtre de la cuisine et il
voyait la paroi du vallon, terreuse comme une vieille carrière. La voix, dans
le dos d’Antoine :
— Il croyait mon frère, il croyait Francesco, tu
comprends ?
Antoine ne se retournait pas, la chaleur de l’appartement et
la voix de Rafaele Sori pareille aux ronces qui poussent sur les pentes du
vallon. Antoine se penchait à la fenêtre.
— Oh, Revelli ?
Un voisin, torse nu, interpellait Antoine.
— Che calou ! continuait-il. Quelle chaleur !
Antoine faisait un signe, fermait la fenêtre.
— Francesco, expliquait Rafaele assis dans la cuisine,
qu’est-ce que tu veux ? Il croyait mon frère.
Antoine s’approchait de l’évier. L’eau sur la nuque,
glissant dans le cou.
— On peut plus, disait-il, on peut plus accepter.
Il s’essuyait le visage, ouvrait la fenêtre d’un geste
violent. Tourbillon poussiéreux qui soulevait les feuilles des platanes,
faisait battre les portes. Quelqu’un criait dans la rue : « Alberto !
Alberto ! » L’averse, des bruits de course. Giovanna entrait dans la
cuisine, regardait son frère et Antoine :
— Il faut fermer, disait-elle, sinon…
Elle écartait Antoine, poussait la fenêtre.
— Quartier de merde, murmurait Antoine.
Il habitait là depuis son mariage. Adieu, les quais du port,
adieu, la rue de la République, le Paillon, la place Garibaldi. Antoine traversait
la ville, quittait les quartiers de l’est, s’enfonçait dans le vallon de la
Madeleine, un brouillon de quartier. Les frères de Giovanna, les Sori, y
vivaient. Et puis merde, j’en ai marre de la famille, des Revelli, de Dante, de
tous.
Adieu, les Piémontais, ceux des années 80, et leurs fils,
qui, comme Dante, avaient fait la guerre, étaient niçois, français. Ici, dans
le vallon, à l’Ouest, s’installaient les Siciliens, les Romagnols, les
Calabrais, ceux d’après 1920. Durs à la tâche. Quatre sous, et ils achetaient
un morceau de terre. À peine si un arbre pouvait y tenir debout tant la pente
était forte. Mais ils construisaient quand même une maison.
Antoine, au début, était resté à l’écart. Des paysans, ces
émigrants du Sud, des bergers, même, qui travaillaient pour rien. Antoine, plus
grand, plus vif, se sentait différent. Il était de ce pays, de la ville, du
Nord. Peu à peu, pourtant, les observant, cette mère : « Alberto,
Alberto », elle courait après son fils, ces vieilles terrées, portées de
leur village jusqu’ici par les enfants, et qui s’asseyaient, craintives, devant
les portes, seules, égrenant un chapelet, Antoine avait commencé à les
comprendre.
Souvent, des flics à bicyclette patrouillaient dans le
quartier, tutoyant, méprisant. Antoine s’avançait. La République, quoi,
Liberté, Egalité, Fraternité, je suis français.
— Vous le ramenez, alors ? demandaient les flics.
Antoine prenait par le bras le type un peu ivre qui
maudissait la misère, les femmes, invoquait la Madona. Une vieille ouvrait à
Antoine, il montrait l’homme. Une vieille ? Ces femmes noires se ressemblaient
toutes avec leurs minuscules boucles d’oreilles, le bas du visage autour de la
bouche, creusé de rides. Elles se souvenaient d’Antoine. Les hommes, bientôt,
venaient le voir, Revelli, le Français. Ils lui tendaient un papier, une
convocation. Ils disaient :
— Lei che sa, vous qui savez.
Antoine n’avait jamais parlé italien. Quand, à l’armée,
quelqu’un lançait : « Eh, toi, Revelli, t’es un peu italien, non ?
À Nice, vous êtes de drôles de Français », Antoine gueulait. Une légende
courait dans les régiments. Les Niçois du XV e corps avaient lâché
pied, pendant la guerre. « Sûr, vous êtes tous italiens là-bas, alors,
pour la décampe… » Antoine s’était battu. Corps qui roulent entre les
lits. Dix jours de prison. « Je suis français, sergent », expliquait-il.
C’était en 23, au temps où on occupait la Ruhr. Maintenant, italien, français ?
Antoine redécouvrait la langue du père, les plats de la
mère, parce que Giovanna cuisinait comme elle, le risotto et la polenta l’hiver ;
rare, la viande rouge, une ou deux fois par mois ; elle est chère, et puis
sans goût. Antoine préférait le
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