Nice
écrire. Il voyait sa
main tracer les lettres : J’écris pour le dernier des hommes…
22
Si difficile de s’arracher à ce que l’on croit, quel long
chemin, toute une vie, parfois, pour comprendre. D’autres ont suivi votre
trace, et quand vous leur criez de s’arrêter, que c’est mirage, qu’ici continue
l’enlisement, ils vont, sûrs de vos certitudes passées, ils s’enfoncent plus
avant, et, si on les retient, ils vous accusent, plus aveugles que vous, et ils
devront, eux aussi, marcher si longtemps, et peut-être ne trouveront-ils jamais
l’issue.
Frédéric Karenberg, assis dans la bibliothèque, la lettre de
Victor Serge posée sur ses genoux, respire difficilement. Deux mains s’appuient
à la hauteur du cœur, de part et d’autre de la poitrine. Porter ses doigts à sa
gorge comme le faisait si souvent Héléna, anxieuse, perdant son souffle.
Frédéric Karenberg s’oblige à l’immobilité. Il ferme les yeux, tente de ne
laisser venir au jour que des pensées apaisantes, la forêt autour de
Semitchasky, au temps de l’enfance, le lac non loin du château, les bronzes de
l’automne, ou bien, dernier recours, la neige duveteuse. Il s’y enfonce, il s’y
endort, mais voici qu’elle le recouvre, le nez, d’abord, la bouche, la gorge.
Il étouffe à nouveau. Fait quelques pas sur la terrasse, et souvent le mieux
vient quand il accepte d’étouffer, qu’il dit : « Je vais mourir »,
qu’il se laisse aller comme un tronc rompu, à demi submergé, gorgé d’eau, et
que le courant entraîne.
Peggy s’inquiète, descend une fois encore, pose un plaid sur
les épaules de son mari, lui prend la main, le force à s’asseoir prés d’elle
sur la banquette, contre la façade. Sa présence rassure Frédéric. Il respire
bien, comme quand il discute avec Jean et qu’il s’emporte, criant, gesticulant,
et le souffle est là.
Les mains ne compriment la poitrine que s’il est seul. Quand
Jean s’est couché. Que Peggy dort. Qu’il faut se dire : « Je vais les
perdre, je vais mourir. » Ce n’est pas la peur, simplement une tristesse
si profonde de ne plus les voir, de ne plus pouvoir les aimer, être aimé d’eux.
Les laisser seuls et être seul. Peut-être est-ce pour cela qu’il attend Jean,
presque tous les soirs, pour retenir sa présence, prendre sa voix, ses yeux, le
guider encore, lui faire comprendre qu’il s’aveugle.
— Je t’entendais crier, murmure Peggy.
Elle serre la main de Frédéric :
— Que lui as-tu dit encore ? À trente ans, il
pense seul. Tu cherches toujours à l’influencer, dans un autre sens,
maintenant. Tu ne veux pas accepter…
Peggy s’interrompt, pose sa tête contre l’épaule de Frédéric :
— Quel adolescent, dit-elle, tu ne changeras pas.
Frédéric se lève, se penche :
— Veux-tu que je te lise cette lettre ? Tu me
diras si je dois taire cela à mon fils.
Elle le retient, le contraint à s’asseoir de nouveau :
— Et s’il fallait que les hommes se trompent ?
dit-elle. Un moment dans leur vie, pour faire des choses.
Ils se taisent. Silence et fraîcheur de la nuit. Autrefois,
quand ils étaient ainsi sur la terrasse, elle, qui se pelotonnait, lui, qui la
prenait par le cou, et sa main allait là, entre ses seins, autrefois, ils se
levaient ensemble et montaient, hanche contre hanche, les escaliers, jusqu’à
leur chambre, et l’un et l’autre nus, si vite, tant de hâte en eux.
— Tu devrais, dit Peggy.
— Pas encore, je veux relire.
Elle l’embrasse.
— Rentre alors, c’est humide.
Ils traversent la bibliothèque en se tenant par la main.
— Tu montes, bientôt ? demande-t-elle.
Frédéric lui caresse les cheveux, l’accompagne jusqu’à
l’escalier.
— Jean, ajoute-t-elle en se retournant, tu n’as pas été
trop dur ?
— Si.
— Ça ne change rien.
— Crois-tu ?
— Veux-tu vraiment qu’il change, qu’il pense comme toi,
aujourd’hui ? En es-tu sûr ?
Frédéric rentre dans la bibliothèque, s’assied à son bureau,
prend, dans le dernier tiroir, le cahier de l’année 1933. Déjà sept mois. Il
feuillette. Chaque fois il s’étonne, ces mots-traces, si nombreux, qu’après
quelques phrases il renonce à les relire, à se souvenir. Un nom l’accroche
parfois.
Vu Gustav Hollenstein, hier. Me parle d’Alexandre
Revelli, son beau-fils. Architecte, du talent, mais peut-être pas assez d’ambition.
Curieuses et classiques mutations d’une génération
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