Nice
disait Antoine, c’est à cause de moi.
Giovanna se levait, haussait les épaules :
— Qu’est-ce que tu dis ? Qu’est-ce que tu dis ?
Antoine avait trouvé l’homme, Pietro, un Calabrais aux
sourcils broussailleux, touffes noires dans un visage ridé, à la peau jaune. Il
souriait, montrant des dents cassées. Il était d’accord. « Mon passeport ?
Si vous me le rendez, moi, j’ai plus personne, là-bas. Et même si vous me le
rendez pas. Moi je retourne plus. »
— Tu es sûr de lui ? demandait Francesco.
Pietro travaillait comme maçon. Sobre, régulier sur le
chantier. Il vivait seul, mangeait le soir dans une des auberges du vallon. « Pas
riche, disait Antoine. Un plat de pâtes, un morceau de fromage, chaque jour la
même chose. »
— On pouvait pas se douter, dit Antoine à Rafaele.
Edmond appelait sa mère depuis la chambre. Giovanna embrassait
Antoine et son frère :
— Ne restez pas tard ! disait-elle.
Elle portait à sa bouche un mouchoir serré dans sa main
qu’elle paraissait mordre. Antoine rouvrait la fenêtre. Les feuilles étaient à
peine luisantes, le vent et la pluie avaient déjà cessé.
— Il y a dix jours, commença Rafaele, comme les autres…
Francesco avait passé la frontière à Modane. « Par là,
je serai sûr, je veux pas prendre de risques. » Il expliquait à son frère
et à Antoine, feuilletait le passeport de Pietro. « Ils remarqueront rien »,
disait-il. Il tendait le passeport à Antoine. Le tampon sur la photo de
Francesco avait été habilement reproduit.
— Cette fois-ci, continuait Francesco, je vois un peu,
trois jours pour voir, mais je suis sûr…
Il se frottait les paumes, le bout des doigts, comme s’il
s’agissait déjà de préparer la mèche et qu’il eût peur de la mouiller de sueur.
— Je suis sûr que c’est plus facile que de miner une
carrière.
Et puis, comme les autres.
Une tante avait écrit à Rafaele. Elle avait reçu l’avis
officiel.
Francesco, comme Schirru l’anarchiste qui était arrivé de
New York, qui voulait abattre Mussolini, et qu’on avait fusillé dans le dos, le
29 mai 1931, à 4 h 27 du matin. Mon geste ne sera pas un délit, avait écrit Schirru, mais si je tombe sans avoir atteint le but que depuis
tant d’années j’espère atteindre, je suis sûr qu’un autre prendra ma place.
— Il croyait mon frère, tu comprends, disait Rafaele.
Il y a deux semaines, Pietro avait quitté le quartier, sans
prévenir au chantier, à l’auberge. Peut-être un mouchard, avait pensé Antoine.
Chaque jour plus fort le mot battait, pendant qu’il jetait le plâtre sur le
mur. « Nouvelles ? » demandait-il à Rafaele pendant qu’ils
gâchaient le plâtre, accroupis, l’un en face de l’autre, la tête baissée, les
mains déjà blanches. Rafaele ne répondait pas. Alors l’idée, chez Antoine. Un
soir, en sortant du chantier, l’un de ces immeubles qu’on construisait, après
Magnan, sur la Promenade des Anglais prolongée, il entraînait Rafaele. « Tu
m’attendras », disait-il.
Ils pédalaient côte à côte sur la chaussée du bord de mer.
Tribunes, fleurs, guirlandes, chandelles sur les terrasses de l’Hôtel Impérial,
du Negresco. Les badauds tentaient d’approcher des tables, et les violons de
l’orchestre de femmes du Palais de la Méditerranée accompagnaient Antoine et
Rafaele cependant qu’ils roulaient vers le port. La Grande Bleue, le Beau
Rivage avaient hissé le grand pavois. Badauds, encore. Penchés au-dessus
des barrières, ils regardaient la plage où, échangeant quelques mots, d’une chaise
longue à l’autre, les femmes commençaient à se préparer pour rentrer à l’hôtel.
Des spectateurs, contre les tribunes, attendaient le début du défilé des chars
fleuris. Voitures automobiles du concours d’élégance, plus loin, devant le
jardin Albert-I er , les numéros, chiffres noirs sur carré blanc,
accrochés à leur pare-brise.
Antoine et Rafaele avaient ralenti. Cela faisait longtemps
qu’Antoine ne longeait pas la Promenade dans sa partie noble, entre le
boulevard Gambetta et le Paillon. Son trajet, toujours le même : le vallon
de la Madeleine, route mal goudronnée, arbres couverts de poussière parce qu’il
y avait, à flanc de collines, des carrières abandonnées où le vent tournoyait
avant de s’abattre sur les platanes, les potagers des Romagnols et les façades
vite devenues grises de leurs maisons.
— La crise,
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