Nice
avait atteint les
ruelles, l’odeur de poisson et de saumure. On dansait partout dans la vieille
ville, rue Droite et place Rossetti, place Saint-François, rue Pérollière. De
façade en façade on avait tendu des cordes à linge, accroché des lampions,
parfois une banderole. Vive le 14-Juillet – Vive le Front
populaire. Des inscriptions à la chaux sur les pavés : Votez
Barel-Barnoin. Et devant le Castèu, sur toute la longueur de la terrasse
du café de Luigi Revelli : Mort aux fascistes.
— Il doit être content, l’oncle, dit Antoine.
— Quand même, dit Vincente.
— Eh, pa…
Dante serrait son père contre lui, un bref mouvement.
— Qu’est-ce que tu veux, il n’avait qu’à… reprenait-il.
Denise entendait la voix forte de son mari. Depuis deux
mois, ces élections, il avait passé son temps dehors, manifestations, réunions.
Elle avait d’abord protesté, puis elle s’était tue. La ville, les journaux, la
France, tout était contre elle et donnait raison à Dante. Le Petit Niçois titrait : Victoire du Front populaire. Le père de Denise lui-même
disait : « Blum, il est honnête, un socialiste, un pur. Il est juif.
Mais il y a des juifs qui sont très bien. »
Alors Denise se taisait, poussée, elle aussi, par le
courant.
Après tout, qui sait ?
Au lendemain du premier tour des élections, Barel et
Barnoin, des députés socialistes venus les soutenir et des ouvriers en
salopette bleue avaient dîné à l’Hôtel Impérial, dans la grande salle à manger.
Hollenstein les accueillit dans le salon aux colonnes. Dante prenait Roland
dans les bras, s’exclamait : « J’ai vu Barnoin, il était fier. Les
socialistes les ont invités ici. Ah, ça change ! Il y a dix ans, en prison,
Barnoin. Maintenant, à l’Hôtel Impérial. »
Denise voulait dire : et demain ? Ou bien :
ce seront eux qui dirigeront et tout continuera comme avant. Elle hésitait. La
peur d’être dans le camp des perdants.
Quand elle parlait au marché Gambetta, avec les commerçants,
qu’elle les entendait, au début du mois de juin, se plaindre des grèves : « Y
a plus rien, on nous approvisionne plus. Ah, le Front populaire, bravo ! »,
Denise haussait le ton : « Le Front populaire ? Il est là depuis
une semaine. Ils ont même pas commencé. Attendez, attendez. Il faut connaître
avant de parler. »
Elle s’entendait reprendre les phrases de Dante. Elle se le
reprochait, mais c’était le courant, les ministres, maintenant, parlaient comme
Dante. Elle lui disait parfois : « Si tu crois que ça peut durer. »
Sa propre inquiétude qu’elle exprimait, sans joie, souhaitant au fond
d’elle-même que ça réussisse. Elle aimait les vainqueurs. Et Dante avait leur
visage. Il sortait avec Roland, le soir, elle refusait de les suivre, le
regrettait, et quand ils rentraient, alors qu’elle déshabillait son fils :
— Un gosse de quatre ans, disait-elle, fou, il faut
être fou.
Dante racontait. À nouveau diseur de fables. « Si tu
avais vu, devant le Petit Niçois. J’ai mis Roland debout sur mes
épaules. Il était au-dessus de tout le monde. Si tu l’avais vu. »
D’autres fois il sortait seul, elle l’attendait, inquiète.
On courait dans la rue de France, des cris, des coups de sifflet. Le
fascisme ne passera pas. Quand elle reconnaissait son pas dans la cour, la
clef, elle se mettait sur le côté, il avançait, il était au bord du lit, posant
la main sur sa hanche :
— Tu dors pas ? murmurait-il.
Il sentait la sueur.
— Jamais vu ça, commençait-il. Jamais vu. Ah, cette
fois-ci, ils ne pourront plus, ils ne pourront plus !
Les poings dressés, plantes sauvages, Thorez qui serrait la
main d’un prêtre. « Sur la tribune, au Palais des Fêtes, devant dix mille
personnes, un prêtre. »
Dante avait la voix éraillée d’avoir chanté, hurlé. « Je
les ai tous retrouvés, Karenberg, Barnoin. »
Il s’asseyait au bord du lit :
— Cette foule. On était si peu, au début, et
maintenant, qu’est-ce que tu veux, ça donne la chair de poule, on en
pleurerait.
Il lui touchait le bras, elle se contractait, elle
frissonnait. « Laisse-moi dormir », disait-elle, mais d’une voix si
faible qu’il posait les deux mains sur ses épaules, la forçait à se coucher sur
le dos, et il entrait en elle, lourd, fort, chargé de bruits, de chants.
— Ma poulette, disait-il, en lui passant la main sur le
cou et les seins.
Elle s’endormait
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