Nice
pipe. Giovanna aidait Louise à faire la vaisselle, à
préparer les assiettes pour le soir, le dîner, sur la plage. Dante réparait une
lampe de chevet, puis le fer à repasser. Il avait étalé un journal sur la table
et les pièces de l’interrupteur et de la prise devant lui, il dénudait les
fils, les entourait de toile isolante. Antoine le regardait, suivant le
mouvement des doigts, retrouvant les sentiments de son enfance, l’admiration
pour le frère aîné, le magicien qui, en quelques gestes, donnait la lumière, la
chaleur. Dante disait seulement : « Passe-moi le tournevis. » « Tu
peux me tenir ça ? » Il rendait à Antoine le fer à souder. « Attention,
appuie là, pas trop, pas trop. Ça va marcher, mets la prise. »
La fraternité.
Vers cinq heures, Louise refusant de sortir – « Je
me sens pas, vraiment, non, je suis bien, j’attends Lucien. » – ils
prenaient la rue de la République.
On dansait place Garibaldi. Des mâts blancs avaient été
dressés. Le souvenir, là, un marin, le 14 juillet 1914, avait vu Millo qui
entraînait Louise, Millo le soldat, Millo le mort, et je suis là. Dante s’était
arrêté, regardait les mâts, les danseurs. Roland le tirait par la main.
Quelqu’un, là-bas, sur l’estrade, près des musiciens, criait : Pour le
Front populaire, l’internationale…
Accordéon : C’est nous les damnés de la terre…
Et puis la valse.
— Danse, papa, danse, dit Roland.
Dante serre la main de Denise, l’entraîne.
Il dansait avec Madeleine Vial, ce 13 juillet 1914, sur
cette même place, et que sont devenus… La guerre. Qui croyait que la guerre
approchait vraiment ?
— La guerre, disait Dante à Antoine. C’est avec elle
que tout a changé. On n’était plus les mêmes, personne. Ça, il faut l’avoir
vécu pour savoir.
Les deux frères se déshabillaient sur la plage, quai des
États-Unis, ce 14 juillet 1936. Roland et Edmond couraient au bord de l’eau,
appelant leurs pères. Denise, Giovanna et Vincente s’étaient installés à
l’ombre étroite d’une barque de pêcheur. Giovanna étendait sur les galets les
torchons, sortait du filet les assiettes placées face contre face, grosses
huîtres, leurs coquilles tenues fermées par des serviettes nouées. Denise les
défaisait, répartissait les farcis de courgettes qu’elles contenaient,
commençait à découper les pains ronds pour le pan bagnat.
— Vous vous baignez pas ? demandait Giovanna.
Dante avait plongé dans une gerbe d’écume, Antoine n’était
déjà plus qu’un point au large, une main tendue qui rassurait.
— Depuis un mois, disait Denise, je digère mal,
toujours envie de vomir. Je me demande…
Elle eut peur du mot. Peur de sa peur. Elle cria avec colère :
« Roland, Roland. »
— Vous êtes peut-être enceinte, dit Giovanna.
— Il fait pas chaud maintenant – Denise s’éloigna
de sa belle-sœur – il faut qu’ils rentrent.
Soleil derrière la brume, fraîcheur qui semblait surgir des
galets devenus tout à coup froids. La mer avait changé de couleur, violette,
sombre.
De nombreuses familles des quartiers populaires dînaient
comme les Revelli sur la plage que traversait une voix tout à coup haute, un
rire. Vers huit heures, alors qu’ils avaient rangé les assiettes et les verres,
la foule commença d’envahir la Promenade des Anglais, de couvrir peu à peu les
galets, d’entourer les Revelli. Denise tenait Roland par la main.
— Ne bouge pas, tu entends, tu vas te perdre.
Dante fumait, allongé les mains sur la nuque. Antoine avait
posé la tête sur les cuisses de Giovanna. Vincente, le dos contre la proue de
la barque, tenait Edmond entre ses bras. Il parlait bas.
— Tu vois, la première nuit, disait-il, quand je suis
arrivé à Nice, j’ai dormi là, dans une barque comme celle-là, et le matin, les
pêcheurs, quand ils m’ont trouvé…
— Le ciel, dit Dante à haute voix, regardez le ciel,
les enfants. Chaque étoile, c’est comme le soleil, avec des terres, des
centaines de terres qui tournent autour, et peut-être sur chacune, sur chaque
étoile…
Détonation. Une étoile jaillissait des rochers de
Rauba-Capeù blanche. Une autre, rouge, puis des soleils tournoyants qui éclairaient
la plage, dévoilant la foule, ces corps massés, futaie d’ombres.
— Tu as peur ? demanda Vincente à Edmond.
Le fils d’Antoine, la bouche légèrement ouverte, secouait la
tête. Roland vint à son tour
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