Nice
d’un seul coup, comme on oublie, sans le
savoir.
Ce fut souvent ainsi en ce printemps 36.
Il y eut la grève à l’Hôtel Impérial. Des cuisiniers, Lebrun
et l’un des portiers qui entraient dans l’appartement, demandaient à voir
Dante. Denise les faisait asseoir, offrait un verre de vermouth.
— Vous savez, Madame Revelli…
Roland courait autour de la table, Denise le retenait, le
forçait à rester près d’elle.
— Vous savez, continuait le chef cuisinier, il nous
faut votre mari. Pour ce qui est de parler, c’est le meilleur. Alors, tant
qu’il y avait rien, bon, on se passait de lui. Mais maintenant on négocie,
dites-lui…
— Il y a cette manifestation au Palais des Fêtes.
Dante, qui avait mis des espadrilles : « Y aura de
la bagarre, parce que si Doriot, ce mouchard… »
— Doriot ? disait Lebrun. Qu’il laisse tomber. Il
a eu raison trop tôt, Doriot. C’est de la politique, tout ça.
Ils se mettaient à discuter entre eux. Denise les
interrompait :
— Il est là-bas.
Lebrun donnait le signal du départ.
— Dites-lui que ce qui compte, ce sont nos
revendications, et pour ça, on a besoin de lui… Doriot…
Palais des Fêtes protégé par la police. Drapeaux tricolores, Marseillaise saluée par les milliers de manifestants le bras levé :
« Le Parti populaire français… » À la tribune, le député Ritzen,
maître Charles Merani, conseiller municipal, candidat malheureux battu par la
coalition des rouges, Joseph Merani, ancien député des Alpes-Maritimes,
conseiller général.
Marseillaise… Contre nous de la tyrannie… Allons enfants
de la patrie…
Milliers de bras tendus. Ritzen prend la parole après un
ouvrier mécanicien et une commerçante, il excuse Doriot, absent : « Cet
homme, dit-il, doit être admiré pour son courage. » « Doriot, Doriot,
Doriot. » Foule debout, encore. « Notre rassemblement national,
reprend Ritzen, doit être le créateur d’un ordre nouveau, conçu par des
Français, avec des enthousiasmes français et dans les traditions françaises. »
Allons enfants de la patrie… La France aux Français, la
France aux Français, la France aux Français…
Dans les rues qui mènent au Palais des Fêtes, Dante Revelli
court avec des contre-manifestants : Le fascisme ne passera pas. Bagarres. Doriot au poteau, Doriot au poteau. Deux camions chargés de
jeunes gens fonçant dans la foule, quelques coups de feu. La police.
Bousculades. Tard, Dante rentre chez lui. Denise, les yeux fermés, couchée.
— Lebrun, d’autres, ils veulent que tu sois leur
délégué, tu parles bien, il paraît.
— Tu le sais pas ? dit-il en se penchant.
Il tente de l’embrasser sur les lèvres. Elle se débat. Il la
maîtrise :
— Tu le sais pas, dit-il, que je parle bien, tu le sais
pas ?
Elle tente encore de se dégager.
— Tu le sais pas ? Tu le sais pas ?
Le 14 Juillet, ils sont allés déjeuner chez Vincente
Revelli. Dante arrive en retard avec Roland, Antoine et Edmond.
— Le défilé, dit Dante, les rues noires, on passait
devant le siège de l’Eclaireur et on voyait les autres, encore, au bout,
dans l’autre rue.
— Tout est froid, dit Louise, vous m’aviez dit midi.
Elle avait préparé un lapin sauté aux tomates, des
aubergines frites, des courgettes farcies, une salade de mesclun, et Giovanna
avait apporté la tarte aux prunes. Vincente donnait à Roland et à Edmond de la
réglisse, puis, assis au milieu de ses petits-fils, il mangeait lentement,
refusant la tarte, et quand Giovanna en mettait un morceau dans l’assiette, il
ne prenait que la pointe :
— Pour la taster, disait-il, la goûter. Es buona.
Et il partageait le reste entre ses deux petits-fils.
— Hier soir, racontait Antoine, on est allé danser avec
Giovanna et Rafaele.
Une douzaine de types qui entrent, demandent à l’orchestre
de jouer la Marseillaise et font le salut fasciste. Bagarre. Ils avaient
tiré, pas de blessés.
— Rafaele, quand il a vu ça…
Silence.
— On est sûr, maintenant, pour Francesco ? demande
Dante.
— On a toujours été sûr, dit Antoine.
Il se verse un verre de vin.
— C’était pas quelqu’un qui savait seulement parler, ou
voter, continue-t-il. Ça, tout le monde sait le faire. Ça coûte rien. Ça rapporte,
même.
Vincente se lève :
— C’est pas le jour, dit-il. Faites-le pour moi.
Les gosses descendaient dans la cour, Vincente se mettait
dans un coin, fumait sa
Weitere Kostenlose Bücher