Nice
chauffeurs le paiement des
heures de nuit, et pour tous une hausse de salaire.
— Et c’est pour ça ?
Il avait envie de leur dire : je vais vous le donner,
et on vous le volera d’une autre façon.
— Voilà ce que j’offre. Parce que, moi, je sais ce que
c’est que le travail.
Il doublait la prime. Allait au delà des augmentations
réclamées pour les salaires et les heures de nuit.
— Mais attention, les gars ! Plus rien pendant
trois ans. On signe et on se remet au travail.
Les patrons, partout, pour reprendre ce qu’ils avaient
lâché, comment ils allaient faire ? Pousser les prix. Et ce serait de
nouvelles revendications. Lui, il les bloquait d’avance. Pas demain qu’on
aurait Carlo Revelli. Les délégués se consultaient. Allez-y, les gars, pensez
bien, dites-vous, dans trois ans on sera les maîtres, prenons toujours ça en
plus. Pauvres cons. Il fallait tout voler ou la fermer. Ils acceptaient.
— Comme tout le monde ? répétait Alexandre. Mon
père ne fait rien comme tout le monde. Il a dû trouver un moyen.
À Nice, Sam Lasky était contraint d’arrêter la voiture. Des
manifestants traversaient la rue du Maréchal-Pétain, proche de la place
Masséna, en criant.
— Vous vouliez voir, disait Sam.
Il interrogeait un passant. L’homme hésitait avant de
répondre. « Je suis américain, disait Lasky en prenant un faux accent, je
comprends pas ? » Le passant souriait. « Nous autres, Français,
disait-il, nous nous divisons toujours. Les guerres de religion, vous savez. Ce
soir, les Croix-de-Feux, les royalistes, ils essayaient de manifester. »
Des policiers survenaient : « Allons, circulez »,
bousculaient Sam et le passant.
— Partons, dit Nathalie.
Elle fermait la portière, se penchait vers Violette :
— Je suis enceinte.
Violette se retournait, Alexandre prenait Nathalie contre
lui. Sam démarrait lentement.
Venant des bords du Paillon, débouchant sur la place
Masséna, des voix couvraient tous les autres bruits de la ville : Le
fascisme ne passera pas. Le fascisme ne passera pas !
28
Denise se laissa entraîner dans la danse.
Elle riait, mal à l’aise, un peu honteuse, mais Dante
serrait sa main et Denise le suivait au milieu des danseurs. Il commença de
tourner, vite, une valse, elle sentait ses doigts sur sa taille, elle s’appuyait
à son épaule, elle apercevait les musiciens debout sur l’estrade dressée près
du bassin, au centre de la place Garibaldi, et les danseurs, cette foule,
Antoine et Giovanna qui se souriaient, Lucien avec la fille du droguiste, Lili,
Liliane. Des voisines d’avant – quand Denise habitait rue de la République –
qui dansaient aussi, lourdes, joyeuses, semblaient dire : « Ah !
vous en êtes de la fête, comme nous, c’était bien la peine de prendre des airs ! »
Autour de la piste le cercle des regards qui se mettaient à tourner, et les
façades austères et les mâts blancs, le rouge et le bleu, et cette silhouette
qui revenait chaque fois, au premier rang des spectateurs, le beau-père,
Vincente, tenant ses petits-fils par la main, Roland et Edmond.
— Arrête-toi, dit Denise à Dante, arrête.
Elle s’immobilisa, mais la place valsait encore et elle fut
contrainte de poser sa tête sur la poitrine de Dante, un instant, là, devant
eux tous.
— Toi, dit-elle en se redressant, avant que tu…
— Ça va pas ?
Il riait fort – pour que tous les remarquent – la
raccompagnant près de Vincente, se penchant vers Roland :
— Tu vois, maman, elle veut plus.
Denise tenta de prendre Roland par la main, mais il
s’accrochait à son père, et Dante, le soulevant, commença de danser avec lui.
Roland criait : « Maman, maman. » Denise n’osait lui répondre,
tous ces gens, ces ouvriers, depuis qu’elle habitait rue de France, elle
n’avait plus l’habitude.
— Cette foule, disait-elle plus tard à Giovanna. Je
n’ai jamais aimé la foule.
Denise marchait devant avec sa belle-sœur. Les gosses
couraient de platane en platane. Vincente, entre ses deux fils, loin derrière,
Antoine portant le filet. Dante cria : « Par là ! » Il
montrait la « porte fausse », ces escaliers qui descendaient du
boulevard des Italiens dans la vieille ville. Denise hésita :
— Tu choisis toujours…
Mais, déjà, Roland sautait les marches.
— C’est sale, dégoûtant, dit Denise en s’engageant dans
le passage.
Ça sentait l’urine, le sur, et dès qu’on
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