Nice
peine la chaussée
d’une trace bleutée, Violette est enceinte.
Katia se tournait vers mon père.
— Je l’aime bien votre sœur, n’imaginez pas que parce
que je dis cela, je la juge, mais elle est enceinte, et ce n’est pas de Sam.
— Les femmes, répondait Hollenstein, vous vous épiez
les unes les autres. Violette est libre.
— Cet Italien, continuait Katia, celui qui avait été
blessé en Espagne, l’année dernière au Véglione, elle dansait avec lui.
— Sori, dit ma mère, Rafaele Sori.
Elle était attentive, passionnée, elle commençait à
raconter.
— Je les ais vus souvent ensemble. Ça a commencé entre
eux il y a longtemps, au baptême de Roland, chez nous. C’est là qu’ils se sont
rencontrés pour la première fois, c’est vous dire, il y a huit ou neuf ans.
Je m’appuyais à mon père. Je partageais son silence, son
refus.
— Sori, c’est le frère de notre belle-sœur Giovanna,
expliquait ma mère. Il s’est engagé, il est… (Elle interrogeait mon père.) Tu
sais où il est, toi ? Antoine t’en parlait.
Mon père allumait une cigarette, me prenait par l’épaule.
— Ça va fils ? murmurait-il.
Je faisais oui, j’avais envie de m’endormir contre lui que
je retrouvais. Katia riait.
— Les hommes, madame Revelli, disait-elle, ils font les
choses, les pires, après ils sont d’une pudeur. Ils n’aiment pas qu’on en
parle. Les enfants naissent dans les choux. Ils me font rire.
Sa voix s’était tendue, voix des lèvres et des dents.
— Violette voulait un enfant, elle l’a, continuait-elle.
Le vieux et bon Sam Lasky l’adoptera. Tu ne crois pas, Gustav ? Tu n’adopterais
pas un enfant que j’aurais eu avec un homme jeune ?
Elle passait ses doigts aux ongles teints sur la nuque de
Gustav Hollenstein.
4
À son fils, ma tante Violette a donné le prénom de Vincent,
celui de son père à elle, et je lui en voulais de ce que j’imaginais être une
habileté. Elle me volait mon grand-père Vincente.
Je regardais le bébé, je voyais mon grand-père dans la
cuisine de la rue de la République, le prendre dans ses bras. Violette riait,
Louise posait un coussin sur la table.
— Mete lou aqui, mets-le ici, disait-elle.
Mon grand-père plaçait l’enfant au milieu de l’oreiller,
s’essuyait avec le bout de ses doigts, les joues.
— Sieu bestie, je suis bête, répétait-il.
Il se frottait le nez avec sa manche, essayait de m’attirer,
mais je m’enfuyais, je sautais de palier en palier les marches d’ardoises, je
courais dans la cour, je m’approchais du puits fermé par une plaque de tôle. Si
je réussissais à la soulever, je pourrais me cacher là, et je les entendrais
crier mon nom : « Roland, Roland », mais je ne sortirais qu’à la
nuit pour les surprendre.
La plaque était scellée, mon père m’appelait depuis la
cuisine. Je fuyais encore. Je traversais la rue, j’entrais dans l’épicerie
Millo, je passais derrière le comptoir, j’embrassais Lily, la femme de Lucien,
j’écoutais.
— Qui sait où il est, disait Lily aux clientes, ils me
l’ont mobilisé, il n’a eu que trois jours de permission pour le mariage.
Elle versait la farine dans un sac de papier gris, la
tassait en tapotant le sac sur le comptoir de marbre.
— Il était à la frontière, vers Isola, reprenait-elle,
puis ils me l’ont mis dans la ligne Maginot. On les laisse plus écrire.
Elle se penchait :
— Tu te caches, Roland ?
Je les attendais, mon père ou mon grand-père. Louise devait
ouvrir la fenêtre sur la rue, tenter de m’apercevoir dans l’épicerie de son
fils, mais j’étais assis entre des sacs, dissimulé par le comptoir.
Enfin j’entendais la voix de mon grand-père.
— Es aqui, Roland ? Il est ici, Roland ?
Il me soulevait, je m’accrochais à son pantalon de toile
bleue qui sentait le tabac.
— Tu es trop lourd, disait-il.
Je résistais, je voulais qu’il me porte comme Vincent, et
j’avais envie de pleurer.
Quand Christiane était née, quelques années avant, que
j’avais vu dans la chambre de mes parents, contre le mur, le berceau et ses
voiles, mon père le visage détendu assis près de lui, le tenant par la main
comme s’il avait craint que le berceau s’écarte, je m’étais approché. Une
veilleuse brillait à la tête du lit et j’apercevais ma mère qui me semblait
pour la première fois apaisée, eau calme que soulevait la respiration
régulière, souffle long qui se
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