Nice
était debout près des paquets, à l’écart. Gustav Hollenstein
lui faisait signe de s’approcher.
— Ce vieux, Hollenstein, je me demande s’il se doute,
reprenait ma mère. Katia je l’ai bien connue, avant. Elle couchait à droite, à
gauche, avec n’importe qui.
Elle semblait me découvrir.
— Ne reste pas dans mes jambes. Cours.
Les autres entraient dans le village par les rues en pente,
Alexandre relevant le col de veste fourrée car le froid coulait le long des
rues empierrées, vides. Mon père les suivait, un peu en retrait, portant deux
paquets, et pour lui parler, Alexandre devait l’attendre.
— Cette guerre, disait-il, on l’arrête ou on la perd.
Est-ce qu’elle a encore un sens, maintenant que la Pologne est occupée ?
Que les Russes sont les alliés de Hitler ?
Devant marchaient Katia et Nathalie, Yves entre elles
tombant souvent, avançant à genoux et ils s’arrêtaient tous pour le regarder,
s’exclamant, mon père comme eux. Je me retournais, je voyais Christiane qui
devait avoir l’âge de Yves, deux à trois ans. Qui se souciait d’elle ?
Nous, nous devions savoir marcher.
— Et c’est la pagaille, continuait Alexandre, les obus
ne sont pas du calibre des pièces. Quant au moral : la paix, la paix. Il y
a trois jours, nous avons eu une inspection du colonel Ritzen, le fils du député.
Je lui ai parlé des obus. Vous savez ce qu’il m’a répondu ? « S’il
n’y avait que ça ! » À voix basse bien sûr. Mais enfin, il commande
le secteur. Alors, qu’on s’arrête si on peut. Ce n’est pas votre avis ?
La conversation continuait plus tard dans l’atelier de Sam
Lasky où Violette nous avait reçus.
Alexandre et Nathalie Revelli s’étaient joints à nous au
début de l’après-midi avec Katia Hollenstein et Yves. J’étais assis dans un
coin de l’atelier, Yves et Christiane près de moi. Je leur lançais des billes,
mais j’étais avec les autres, avec ma mère assise seule, boudeuse, toutes ces
femmes qui n’étaient pas plus belles qu’elle – Nathalie, Violette, Katia –
mais elle était mariée à un pauvre, condamnée. Il me suffisait d’effleurer son
visage pour deviner ce qu’elle allait dire, ce soir, quand nous serions
rentrés, qu’elle aurait d’un mouvement brusque ôté son manteau, le jetant sur
son lit, commencé à préparer notre repas, vive, nerveuse. Il suffisait d’un
geste maladroit de sa part, ou bien ce serait mon père qui la heurterait au
moment où elle poserait les assiettes sur la table et sa voix s’enflerait,
hargneuse :
— Tu les as vues, et tu voudrais que je sois moi, ici,
dans ces trois pièces qui…
Je me jurais de posséder un jour tout ce dont elle manquait.
J’aurais voulu que mon père se lève et dise :
— Tu veux quoi ?
Il l’aurait entraînée dans une caverne.
— Sésame ouvre-toi. Prends.
Mais il se taisait, semblait ignorer les désirs de ma mère
ou, pire encore, quand il les découvrait, il abdiquait.
— C’est comme ça, disait-il. L’argent je ne suis pas
capable, ça ne m’intéresse pas. Je suis un ouvrier, je te l’ai jamais caché.
Moi il fallait que je prenne sa place, que j’ouvre un jour
la caverne, pour elle. Peut-être alors l’acquitterait-elle, après tant d’années,
grâce à moi puisque j’étais son fils à lui, et je les verrais, côte à côte, les
doigts entrecroisés, les épaules l’une contre l’autre, pareils à ce couple
qu’ils avaient été, elle en robe blanche, lui en costume noir, sur cette photo
trouvée dans le tiroir du buffet.
Nous allions partir quand Sam Lasky est arrivé. Il lançait
sa valise sur le parquet, criait :
— Réformé, cinq mois pour découvrir ça, que je suis
inapte, cinq mois de conneries.
Violette restait assise et tout à coup, Sam s’interrompait,
paraissait oublier notre présence, s’avançait vers elle, lui prenait le visage
dans les paumes, puis lui caressait les cheveux.
— Qu’est-ce qu’il y a, demandait-il, tu es malade ?
Nous nous levions, nous les laissions sans qu’ils nous
retiennent. Violette, au moment où mon père sortait, le rappelait.
— C’est mon frère, Dante, disait-elle à Sam, le marin,
on l’a arrêté, libéré.
— Qu’est-ce qu’elle a ? interrogeait Sam.
Mon père faisait un signe d’ignorance, sortait aussi.
— Tu as remarqué, disait Katia Hollenstein à Gustav,
cependant que nous roulions lentement, les phares éclairant à
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