Nice
j’hésitais ébloui par le soleil frappant directement la
chaussée de plein fouet car cette année-là on avait élagué les platanes, et
l’état brûlant, le souvenir de ces visages – et l’un, je m’en persuadais,
ressemblait à celui de mon père, quand il ne se rasait pas, les joues grises –
ma résolution, la faim peut-être aussi et la peur, me faisaient chanceler,
j’étais sûr de m’évanouir, et j’imaginais qu’ils seraient là autour de la
civière, m’interrogeant :
— Où est Bernard Halphen, quel est son nom ?
Maintenant, Bernard s’appelait Revelli, comme moi.
Nous étions, avec mon père, montés chez son oncle Carlo.
Pluie du début novembre, quand il semble que jamais elle ne cessera – et
il suffit pourtant d’une heure parfois – qu’elle étouffe l’horizon.
Nous étions dans la cuisine, au bas de la maison, Carlo
assis devant la cheminée, les pieds proches du feu et, avec sa canne, d’un
mouvement résolu, il repoussait les bûches dans le foyer. Sa femme, Anna, servait
du café à Violette et Nathalie ; Alexandre et mon père se tenaient l’un et
l’autre penchés en avant, dans la même attitude, les avant-bras posés sur les
cuisses, les yeux dans le feu. Bernard et moi cassions des noix. Les cheveux de
Bernard recommençaient à boucler et souvent, alors qu’il venait d’ouvrir une
noix, il tirait sur ses mèches noires, fixant la noix brisée.
J’écoutais Carlo Revelli, je voyais sous le bord large de
son chapeau les cheveux blancs.
— Pour le gosse, les papiers, c’est grâce au maire et à
l’évêque.
Il faisait un geste à Anna qui lui tendait une enveloppe. Il
la donnait à mon père :
— Voilà, continuait-il, il s’appelle Revelli, c’est
comme si Violette avait eu un fils de plus. Tu vois Dante, le maire, tous ces
gens que tu critiquais, finalement, ils t’aident.
Mon père confiait l’enveloppe à Violette, qui lisait
l’extrait de naissance, le certificat de baptême, classait les cartes
d’alimentation, venait les poser entre nous, sur la table :
— Vous les enfants, disait-elle, vous comprenez ?
Toi Bernard, tu t’appelles Revelli, comme Roland et toi (elle caressait ma
joue), Bernard c’est ton cousin. Tu sauras garder ce secret ?
— Tes amis, continuait Carlo, eux aussi, on les en a
sortis.
— C’est toi oncle, d’abord, répondait mon père.
— Moi, si tu veux. Ça sert en somme d’être riche, non ?
Même pour tes idées ?
Deviner, être à l’affût d’un mot, d’une allusion, cela la
guerre me l’apprenait.
Plus tard je sus que Jean Karenberg et Rafaele Sori avaient
obtenu de faux papiers par Carlo Revelli, qu’il les avait embauchés sur l’un de
ses chantiers : Jean Karenberg était devenu comptable ; Rafaele Sori
n’avait eu qu’a reprendre son métier de plâtrier.
Carlo s’appuyait sur les bras du fauteuil, se redressait,
venait vers nous et je n’osais pas affronter son regard sous les sourcils
blancs. Il prenait deux noix, les serrait dans sa main et elles s’écrasaient
avec un bruit sec. Il ouvrait ses doigts, les morceaux de coquilles et de chair
tombaient sur la table.
— Il est fort le vieux Carlo, hein les enfants ?
disait-il.
— Ce qui m’inquiète, disait brusquement Nathalie. Il
faut que je vous en parle, parce que depuis qu’ils ont pris mon père, je ne
peux pas m’empêcher de penser, j’ai peur de Katia. Katia, elle vous en veut.
Mon père, je suis sûre que c’est elle, elle l’a dénoncé, elle voulait l’hôtel,
et comme il est à vous, maintenant.
Nathalie se rapprochait d’Yves. À la manière dont elle
surveillait son fils, se précipitait dès qu’il montait sur une chaise, qu’il
courait, je découvrais son anxiété, un autre fruit de la guerre. Alexandre
rejoignait sa femme, la serrait contre lui et elle posait la tête contre sa
poitrine, Yves entre eux, elle, se mettant à pleurer sans bruit.
— Katia, commençait Alexandre, c’est vrai qu’elle est
inquiétante.
— Sam, murmurait Violette, tu te souviens ? Ce
dernier Veglione, juste avant la guerre, Sam nous l’avait dit, elle avait ce
loup noir sur le front, je la revois. Elle m’avait fait peur déjà, ce masque de
velours, une rage pour danser, une impatience, elle nous accusait, tu te
souviens Nathalie, tu étais partie, toi aussi tu étais déjà inquiète.
Bernard et moi nous cessions de briser des noix. La guerre,
sorcière, poussait vers nous les loups,
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