Nice
peine.
— Plus tard, quand j’aurai repris l’hôtel, qu’il sera à
moi, je vous donnerai quelque chose de mieux, un appartement plus grand, disait-elle
à ma mère.
J’entendais son pas qui s’éloignait dans la cour.
— Il ne peut plus rester ici, il ne peut plus, murmurait
ma mère.
Bernard se levait, passait devant elle qui le retenait.
— Attends, attends, disait-elle à Bernard.
Ma mère s’habillait, revenait dans ma chambre, parlait vite :
— Tu vas voir, disait-elle, tu seras bien là-bas, mes
parents sont bons tu sais, demande à Roland ?
J’ai appris de la guerre d’autres mots, indifférence et
lâcheté.
Déjà j’avais vu les visages inexpressifs des badauds, ces
hommes qui, dans leur fauteuil, restaient face à la mer, cependant que dans
leur dos, sur les marches de l’Hôtel Impérial, on écrasait d’autres
visages. Maintenant j’entendais mon grand-père Raybaud qui ne nous avait même
pas fait entrer dans son salon :
— Tu sais ce que tu fais ? Ce que tu me demandes ?
répétait-il à ma mère.
Il dénouait et renouait les cordons de sa veste d’intérieur
dont il avait relevé le col. Il ne nous regardait pas, Bernard et moi, il
secouait la tête.
— Non, non, ce n’est pas possible, nos voisins ici,
tout de suite ils comprendraient. La rafle, tout le monde en a parlé. Il a bien
des parents quand même ? Enfin ils ont toujours des parents, toujours.
C’est moi qui ai ouvert la porte. J’avais honte, même s’ils
ne s’appelaient pas comme moi, même si je ne les aimais pas.
Ma mère continuait de parler avec son père, j’écoutais ses
derniers mots :
— Bien sûr, tu as raison papa, disait-elle, pour Roland
et pour Christiane il vaut mieux. Les siens d’abord, surtout en ce moment. Mais
tu imagines Dante, ce qu’il va dire, avec ses idées ?
J’ai poussé Bernard dehors et j’ai couru sachant qu’il me
suivrait parce que nous avions souvent mêlé nos souffles, nos pas, que l’un
prenait le rythme de l’autre et je n’entendais déjà plus ma mère hurler :
— Roland, Roland, qu’est-ce que tu fais ? Tu es
fou.
Je prenais la rue Barla, le pont sur le Paillon sans savoir
où je le conduisais. Je sautais sur le marchepied d’un tramway, je tendais la
main à Bernard, nous roulions vers Cimiez et je descendais en marche, notre
course renaissant de l’élan.
Je m’accoudais au parapet, au-dessus de la voie de chemin de
fer, je m’imaginais bondissant sur le toit d’un wagon et Bernard derrière moi.
Je regardais. La ville était partagée par la voie, la verrière de la gare où
jouaient les rouges et les ors de la lumière d’été. Je reprenais ma respiration
et la phrase est venue :
— On va chez ma tante Violette, elle, tu verras.
Cimiez était une colline désertée, villas à la dérive dans
des jardins en friche, grilles rouillées comme des ancres échouées, on mesurait
le vide et l’espace au silence du boulevard, que Bernard se mit tout à coup à
briser :
Maréchal nous
voilà
Devant toi le
sauveur de la France
J’ai repris le refrain marchant au pas près de lui, bras
tendus comme à la parade, sur le trottoir qui se déroulait, vide.
Je savais que Violette avait quitté Saint-Paul, l’atelier de
Sam Lasky pour Cimiez.
Un dimanche, en revenant de chez Carlo Revelli, nous nous
étions arrêtés chez elle avec mon père. Un grand appartement au rez-de-chaussée
d’une villa, des arbres dont les branches basses paraissaient entrer dans les
pièces, le berceau de Vincent sous une véranda et Violette qui lisait à une
vieille dame.
— Miss Russel, expliquait-elle, une Anglaise, elle est
trop âgée pour rentrer, elle ne craint rien. J’étais ici, avant d’aller chez
Sam, je suis revenue.
Miss Russel riait, s’appuyait des deux mains à sa canne, des
dentelles blanches s’échappant de ses vêtements noirs. Elle montrait le berceau
de Vincent :
— Elle est revenue, avec le petit miracle en plus.
J’ai retrouvé la villa. Je ne me souvenais pourtant ni de
son nom ni de celui de la rue, mais je n’avais pas oublié une allée bordée de
palmiers et j’aimais déjà la noblesse bienveillante de ces arbres ;
j’avais ramassé une poignée de dattes au pied de leur tronc, fruits sans pulpe
à la peau sèche collée à un noyau blanchâtre.
La villa était au bout de l’allée, ma tante ouvrait
elle-même, son fils dans les bras, elle nous dévisageait :
— Ton
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