Noir Tango
de pardon, il n’y aura jamais de pardon.
Sarah se détourna et alla vers la fenêtre. Elle
appuya son front contre la vitre et resta longtemps silencieuse. Léa s’approcha
et posa sa tête contre son épaule.
— C’est fini, tu es revenue, vivante.
Avec brusquerie, Sarah la repoussa avec un
rire mauvais.
— Vivante ? Vivante, dis-tu ?…
Tu as de ces mots ! comment peux-tu dire de telles bêtises !… Vivante !…
Regarde-moi bien… JE SUIS MORTE !… Morte à jamais !… Cadavre parmi
les cadavres !… Pourquoi n’es-tu pas passée un peu plus loin à
Bergen-Belsen !… Il fallait me laisser pourrir au milieu des charognes !…
Ma place était là, parmi mes compagnes mortes de faim, d’épuisement, de
tortures que tu n’imagines pas, que personne ne peut imaginer, que même nous, les
survivants, n’arrivons pas à croire. Chaque jour depuis notre retour, nous nous
disons : « Nous avons rêvé !…, ce que nous avons subi n’était qu’un
rêve issu de nos esprits dérangés !…, aucun homme au monde n’est capable
de faire ce qu’ils ont fait à d’autres hommes !… » Eh bien oui, ils
en étaient capables et de plus que cela encore. Et tu voudrais que je pardonne,
que j’oublie ?… Tout le monde nous dit d’oublier, certains même d’entre
nous s’y emploient par honte, par un sentiment pervers de culpabilité. Mais moi
je dis : il ne faut pas oublier, jamais !… Nous, qui restons, devons
être les témoins de l’horreur, nous devons vengeance à tous ceux qui sont
restés, que l’on a détruits avec une délectation, avec un raffinement qu’ils
ont porté au plus haut degré – même si nous devons nous perdre, devenir
aussi abjects qu’eux !… Dans le livre il est dit : « Œil pour
œil, dent pour dent. » Ce sont mille yeux, mille dents qu’il faudrait
arracher à chacun d’eux pour que l’âme des morts repose en paix !… Comme
tu es devenue pâle… je te fais peur ?… C’est bien ! Nous allons leur
faire peur, les traquer à travers le monde, partout où ils seront, même si cela
devait durer mille ans ! Ils ne le savent pas encore, mais les vengeurs se
lèvent un à un, ils sont en route, ils seront inexorables. La race impure les
détruira tous, eux et ceux à venir. Nous sommes en guerre, Léa, en guerre pour
mille ans jusqu’à ce que la bête immonde soit rayée de la surface de la terre.
Les cicatrices blafardes de ses joues
étaient devenues rouges dans son visage blême et tendu, son crâne luisait de
sueur, sa bouche se tordait de haine, ses yeux exorbités étaient vitreux, ses
mains si belles, aux longs doigts, se crispaient spasmodiquement comme si elles
cherchaient une victime à étrangler.
Le cœur tordu de chagrin, Léa regardait
Sarah. Aucune parole ne pouvait venir à bout de cette peine. Elle pensa à son
oncle Adrien dont elle avait appris le suicide à son retour et imagina le
désarroi du dominicain face aux tortures, à la trahison. Qu’en eût-il été devant
les horreurs des camps ? Qu’eût-il pu dire à cette femme ivre de haine ?
Les mots de compassion seraient restés coincés dans sa gorge, ses prières
transformées en imprécations, ses mains jointes, brandies, poing levé, vers ce
Dieu qu’il avait rejeté et nié en se suicidant. Si cet homme courageux, ce
combattant de l’ombre, ce prêtre, n’avait pu trouver la volonté de vivre dans
un monde qu’il ne comprenait plus, où une jeune femme sortant de l’enfer
pouvait-elle puiser la force de renaître ? Sarah avait trouvé, croyait-elle,
la réponse : dans la vengeance. Léa sentait ce qu’il y avait de négatif
dans ce choix mais le comprenait. L’espace d’une seconde, elle pressentit qu’elle
devrait tout faire pour éloigner Sarah de son terrible projet et sut qu’elle n’en
ferait rien.
— Cesse de me regarder avec pitié. Je
ne veux pas de ta pitié ni de celle de quiconque. C’est autre chose que j’attends
de toi.
— Demande-moi ce que tu voudras, tu
sais bien que je ferai pour toi tout ce qui est en mon pouvoir.
— On va voir.
Sarah resta un long moment silencieuse, marchant
de long en large, s’arrêtant pour regarder Léa, le front plissé par une intense
réflexion, les lèvres serrées comme quelqu’un qui a un secret et hésite à le
confier.
— Ce que je vais te dire, jure-moi de n’en
jamais parler. Jure.
— Je te le jure.
— C’est bien, alors écoute.
Continuant à marcher de long en
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