Noir Tango
évidemment, ils ne se dirent rien de
leurs activités mais Tavernier devina assez vite d’où provenaient dans les
semaines qui suivirent ces disparitions de hauts dignitaires nazis, d’officiers
SS et chefs de la Gestapo dont on retrouvait quelquefois les cadavres. Il
approuvait. Mais pour Sarah, c’était autre chose : il fallait absolument
trouver le moyen de l’éloigner des vengeurs.
Le jour du départ
tant attendu par Léa arriva. La veille, Laureen Kennedy et ses compagnes
organisèrent une soirée où elles invitèrent François Tavernier et George
McClintock. La soirée fut très animée. Tous se réjouissaient de la voir quitter
la ville et le climat de tension qui y régnait. Sans se le dire, ils estimaient
que la place de cette jolie fille n’était pas là. François la pressait de
rentrer à Montillac s’occuper du domaine et de Charles. Avec réticence, elle
promit d’y réfléchir.
Les deux amants se séparèrent sans trop de
peine, ils savaient se revoir très vite ; Tavernier était rappelé à Paris
auprès du général de Gaulle la semaine suivante.
6.
Une surprise attendait Léa à son retour de
Nuremberg : Sarah lui donnait rendez-vous dans un appartement de la place
des Vosges. Sans prendre le temps de défaire ses bagages ni de quitter son
uniforme, elle se précipita à l’adresse indiquée. La porte lui fut ouverte par
un jeune homme blond au visage de fille.
— Vous êtes Léa Delmas ? Venez, madame
Mulstein vous attend.
Le jeune homme la conduisit dans un vaste
salon aux dorures éteintes et au mobilier hétéroclite, enfumé et surchauffé, où
discutaient passionnément cinq ou six personnes dont deux femmes. L’une d’elles,
grande et mince, vêtue avec élégance, avait le crâne rasé. Bien qu’elle fut de
dos, Léa reconnut Sarah Mulstein. Quand elle se retourna, elle fut frappée par
son regard dur et froid.
— Laissez-nous, dit-elle à ses
compagnons.
Tous se levèrent sans rien dire et
quittèrent le salon en considérant fraîchement la nouvelle venue.
Intimidée, Léa regardait cette femme étrange
qu’elle avait connue gaie et insouciante et qui l’observait, silencieuse. La
joie qu’elle se faisait de leurs retrouvailles s’évanouit. Frappée par son
apparence et son silence, elle ne se rendait pas compte qu’elle dévisageait son
amie et que cette attitude pouvait être blessante.
— Je vois que tu n’as pas perdu cette
habitude de fixer les gens comme s’ils étaient des objets.
Léa se sentit rougir et en conçut de l’agacement.
Où était la joie de retrouver celle qu’elle avait sauvée des griffes de Massuy
et de la mort à Bergen-Belsen ? Désorientée, elle baissa la tête.
— Allons, ne prends pas cet air-là, viens
m’embrasser.
L’intonation tendre de la voix eut raison de
la gène de Léa. Elle se jeta dans les bras tendus avec une hâte enfantine et
baisa les joues marquées de légères traces blanches qui n’ôtaient rien à la
beauté froide de Sarah, mais la rendaient plus singulière encore. Singularité
accentuée par le crâne lisse et par les yeux verts qui paraissaient plus grands.
— Que tu es belle, petite fille, plus
belle encore…
La voix rauque, légèrement brisée de Sarah
remua Léa et ce fut avec sincérité qu’elle s’écria :
— C’est toi qui es belle malgré…
Elle s’arrêta rougissant à nouveau. Sarah
sourit.
— Non, je ne suis pas belle, pourquoi t’arrêtes-tu ?
— Tes cheveux ! tes beaux cheveux !
— Quoi, mes cheveux ? À quoi ça
sert des cheveux ? Tout juste à fabriquer des tissus…
— Oh !
— Cela te choque, c’est pourtant ce qu’ils
faisaient de nos cheveux. Il faudra t’y habituer, à cette marque d’infamie, car
c’est une marque d’infamie que de tondre les femmes. Je croyais que tu le
savais.
— Justement.
— Vois-tu, je veux qu’en me regardant
tous pensent : c’est une putain…
— Tais-toi !
— Oui, une putain, une putain à Boches,
comme les filles tondues de la Libération…
— Tais-toi ! Pourquoi me dis-tu ça ?
— Pour que tu le saches et que tu n’oublies
pas. Là-bas, ils m’ont mise dans un bordel à soldats et par dizaines, chaque jour,
ils ont abusé de mon corps. Toi aussi, belle comme tu es, ils t’auraient mise
dans un bordel. Va, ce n’est pas si terrible !… Cela, vois-tu, j’aurais
peut-être pu le leur pardonner, mais il y a eu le reste, tout le reste et pour
cela il n’y a pas
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