Noir Tango
compare évidemment pas, je dis
simplement qu’elle s’imagine aimer Daniel comme elle s’est imaginé aimer Fiaux.
— Je crois que tu te trompes, cela me
semble au contraire très sérieux. Ce qui est triste, c’est que lui ne l’aime
pas.
— Il est trop jeune.
— Tu devrais savoir qu’il n’y a pas d’âge
pour aimer. Il ne l’aime pas, mais il en aime une autre.
— Qui ?
— Ne joue pas les saintes nitouches, tu
le sais très bien ; de toi, fatalement.
— Si tu crois que j’ai seulement fait
attention à lui… Tu oublies qu’il y a François.
— Je n’ai pas dit que toi, tu l’aimais,
mais que lui était amoureux de toi.
— Cela lui passera.
— Ça m’étonnerait.
Leur discussion fut interrompue par le
retour de Sarah et du père Henri portant verres et bouteilles. Daniel était
avec eux, tenant avec précaution une corbeille de pêches de vigne.
— Qu’a donc Laure ? Elle fait une
de ces têtes !
— Eh bien, monsieur Tavernier, nous
allons bientôt célébrer le mariage de Françoise : à quand le vôtre avec
Léa ? demanda Albertine en s’asseyant près de François qui fumait un
cigare dans la cour en attendant le café.
— Après mon prochain voyage en
Argentine.
— Vous pourriez vous marier avant et l’emmener
avec vous.
— Ce ne serait pas possible. La mission
confiée par le gouvernement m’oblige à de fréquents déplacements à travers le
pays et à des voyages dans des contrées inhospitalières.
— Je suis certaine que ce n’est pas
pour effrayer ma nièce.
— J’en suis sûr, mais je ne veux lui
faire courir aucun risque. L’Argentine n’est pas un pays stable. La démagogie
du gouvernement qui n’hésite pas à s’appuyer sur les syndicats tout en se
montrant d’une extrême tolérance, pour ne pas dire plus, envers des nazis en
fuite, crée un climat de suspicion fort désagréable. Croyez-moi, il vaut mieux
attendre un peu.
— Mais la réputation de ma nièce !…
— Je vous en prie, mademoiselle… Croyez-moi,
j’en suis aussi soucieux que vous.
Cela fut dit avec une telle conviction qu’Albertine
inclina la tête en signe d’approbation. Tavernier continua.
— Je n’ai pas de plus grand désir que
de rendre Léa heureuse, je vous supplie de me croire. Il ne s’agit pas de ma
part de faux-fuyants, mais de l’obligation d’être libre durant quelque temps
encore.
— Je veux bien vous croire, monsieur, mais
je ne peux m’empêcher d’être inquiété de l’avenir de cette enfant. Les dures années
que nous venons de traverser l’ont profondément marquée. J’ai peur qu’elle ne
trouve pas sa place dans notre monde.
— Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?
— Cette mélancolie qui tout d’un coup l’éloigne
des autres, cette tristesse par moments suivie d’une exubérance excessive.
— Beaucoup de jeunes filles de son âge
sont ainsi.
— Oui, mais je ne retrouve plus chez
Léa cette joie de vivre qui la rendait si attachante.
— Ne croyez-vous pas que ce sont les
soucis liés à la gestion de la propriété ?
— Pas seulement, je sens chez elle un
grand désarroi, surtout depuis son retour.
François, qui connaissait la cause de ce
désarroi, se reprocha de ne rien faire pour l’atténuer. Plus la date de son
départ approchait, plus il redoutait de devoir lui annoncer ce délirant projet
de mariage avec Sarah. Comment pouvait-elle en comprendre la nécessité ? Il
avait exigé de Sarah le silence et se prenait à le regretter.
Léa avait retrouvé
toute son amitié pour Sarah. Les deux amies passaient de longues heures à
discuter. Elle était persuadée que c’était elle qui avait convaincu Sarah de
laisser repousser ses cheveux. Il n’en était rien, la jeune femme s’était
rendue aux raisons de son cousin Samuel ; un fin duvet brun recouvrait son
crâne. Par jeu, Léa y passait la main, disant qu’elle n’avait rien touché de
plus doux. Pas une seule fois, dans leurs conversations, il n’avait été
question de ce qu’avait enduré Sarah, mais malgré tout, l’idée de vengeance
faisait son chemin chez elle.
La veille du
départ, Laure annonça à ses tantes qu’elle rentrait à Paris. Devant sa
détermination, Albertine de Montpleynet dut s’incliner. Laure promit de revenir
pour le mariage de sa sœur, trois semaines plus tard.
Curieux repas que
celui qui les réunit tous. Chacun semblait faire effort pour avoir l’air
heureux de cette
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