Notre-Dame de Paris
rêverie l’absorbait de plus en plus, lorsqu’un chant bizarre, quoique plein de douceur, vint brusquement l’en arracher. C’était la jeune égyptienne qui chantait.
Il en était de sa voix comme de sa danse, comme de sa beauté. C’était indéfinissable et charmant ; quelque chose de pur, de sonore, d’aérien, d’ailé, pour ainsi dire. C’étaient de continuels épanouissements, des mélodies, des cadences inattendues, puis des phrases simples semées de notes acérées et sifflantes, puis des sauts de gammes qui eussent dérouté un rossignol, mais où l’harmonie se retrouvait toujours, puis de molles ondulations d’octaves qui s’élevaient et s’abaissaient comme le sein de la jeune chanteuse. Son beau visage suivait avec une mobilité singulière tous les caprices de sa chanson, depuis l’inspiration la plus échevelée jusqu’à la plus chaste dignité. On eût dit tantôt une folle, tantôt une reine.
Les paroles qu’elle chantait étaient d’une langue inconnue à Gringoire, et qui paraissait lui être inconnue à elle-même, tant l’expression qu’elle donnait au chant se rapportait peu au sens des paroles. Ainsi ces quatre vers dans sa bouche étaient d’une gaieté folle :
Un cofre de gran riqueza
Hallaron dentro un pilar,
Dentro del, nuevas banderas
Con figuras de espantar.
Et un instant après, à l’accent qu’elle donnait à cette stance :
Alarabes de cavallo
Sin poderse menear,
Con espadas, y los cuellos,
Ballestas de buen echar.
Gringoire se sentait venir les larmes aux yeux. Cependant son chant respirait surtout la joie, et elle semblait chanter, comme l’oiseau, par sérénité et par insouciance.
La chanson de la bohémienne avait troublé la rêverie de Gringoire, mais comme le cygne trouble l’eau. Il l’écoutait avec une sorte de ravissement et d’oubli de toute chose. C’était depuis plusieurs heures le premier moment où il ne se sentît pas souffrir.
Ce moment fut court.
La même voix de femme qui avait interrompu la danse de la bohémienne vint interrompre son chant.
« Te tairas-tu, cigale d’enfer ? » cria-t-elle, toujours du même coin obscur de la place.
La pauvre cigale s’arrêta court. Gringoire se boucha les oreilles.
« Oh ! s’écria-t-il, maudite scie ébréchée, qui vient briser la lyre ! »
Cependant les autres spectateurs murmuraient comme lui : « Au diable la sachette ! » disait plus d’un. Et la vieille trouble-fête invisible eût pu avoir à se repentir de ses agressions contre la bohémienne, s’ils n’eussent été distraits en ce moment même par la procession du pape des fous, qui, après avoir parcouru force rues et carrefours, débouchait dans la place de Grève, avec toutes ses torches et toute sa rumeur.
Cette procession, que nos lecteurs ont vue partir du Palais, s’était organisée chemin faisant, et recrutée de tout ce qu’il y avait à Paris de marauds, de voleurs oisifs, et de vagabonds disponibles ; aussi présentait-elle un aspect respectable lorsqu’elle arriva en Grève.
D’abord marchait l’Égypte. Le duc d’Égypte, en tête, à cheval, avec ses comtes à pied, lui tenant la bride et l’étrier ; derrière eux, les égyptiens et les égyptiennes pêle-mêle avec leurs petits enfants criant sur leurs épaules ; tous, duc, comtes, menu peuple, en haillons et en oripeaux. Puis c’était le royaume d’argot : c’est-à-dire tous les voleurs de France, échelonnés par ordre de dignité ; les moindres passant les premiers. Ainsi défilaient quatre par quatre, avec les divers insignes de leurs grades dans cette étrange faculté, la plupart éclopés, ceux-ci boiteux, ceux-là manchots, les courtauds de boutanche, les coquillarts, les hubins, les sabouleux, les calots, les francs-mitoux, les polissons, les piètres, les capons, les malingreux, les rifodés, les marcandiers, les narquois, les orphelins, les archisuppôts, les cagoux ; dénombrement à fatiguer Homère. Au centre du conclave des cagoux et des archisuppôts, on avait peine à distinguer le roi de l’argot, le grand coësre, accroupi dans une petite charrette traînée par deux grands chiens. Après le royaume des argotiers, venait l’empire de Galilée. Guillaume Rousseau, empereur de l’empire de Galilée, marchait majestueusement dans sa robe de pourpre tachée de vin, précédé de baladins s’entre-battant et dansant des pyrrhiques, entouré de ses massiers, de ses suppôts, et des
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