Par ce signe tu vaincras
Vous ne deviez pas m’accorder.
J’ai donc ramé.
Je me suis couché, collant ma poitrine à la rame pour éviter de recevoir dans leur pleine violence les coups de fouet.
À chaque fois que la lanière de cuir claquait, Sarmiento murmurait :
— Baisse-toi, Français, baisse-toi !
Je me mordais les lèvres jusqu’à remplir ma bouche de sang afin de ne pas hurler de douleur quand le fouet atteignait mes plaies à vif.
— Rame ! répétait Sarmiento.
Mais il me semblait que mes bras, mes mains, mes jambes raidis refusaient l’effort que je leur demandais, qu’il me fallait à chaque fois les briser pour accomplir les gestes du rameur.
J’y réussissais, ne pensant à rien d’autre qu’à cette tâche, oubliant jusqu’à la succession du jour et de la nuit.
Dans la pénombre de la chiourme, nous n’étions que des bêtes attelées, nourries d’une poignée de grain, de haricots et de biscuits grouillants de vers, abreuvées d’une louche d’eau saumâtre. Nos corps étaient couverts de croûtes de sang séché et de nos déjections.
Lorsque nos gardes-chiourme passaient parmi nous, ils se couvraient le visage avec un pan de leur turban, tant nous puions.
Je n’éprouvais plus rien. Pendant des jours, peut-être des semaines, je suis aussi devenu sourd. Ma tête était remplie par un bourdonnement aussi fort que le battement de la cloche de notre chapelle quand il m’arrivait de grimper jusqu’au clocher afin d’apercevoir les gorges de la Siagne et, les dominant, les quatre tours de la Grande Forteresse des Mons.
Un jour, enfin, nous avons cessé de ramer et j’ai entendu la canonnade. La flotte de Dragut bombardait Nice ; et les coups espacés et éloignés devaient être la riposte de l’artillerie du château.
J’ai imaginé qu’Enguerrand de Mons avait réussi à gagner la ville et pu alerter sa garnison.
Mais – au bout de combien de temps ? – j’ai perçu, d’abord lointains, puis de plus en plus proches, des cris de femmes.
— La ville est prise, a murmuré Sarmiento. Ils embarquent les femmes sur leurs galères.
J’avais déjà acquis assez de prudence et d’expérience pour ne pas crier ma rage.
Je me suis tassé sur mon banc. J’ai essayé de ne plus écouter ces voix qui s’éloignaient, de ne pas imaginer le destin de ces femmes, de ne pas penser à Mathilde de Mons.
Peut-être n’aurais-je pu me taire longtemps si nous étions restés immobiles, échappant peu à peu à notre épuisement. Mais le sifflement du fouet, les hurlements des gardes-chiourme, le choc des vagues contre les flancs de la galère ont à nouveau rempli ma tête.
Nous nous sommes remis à ramer.
C’était l’automne, avec ses tempêtes.
Les paquets de mer qui s’engouffraient dans la chiourme me jetaient contre les bancs et la coque. Les anneaux de la chaîne déchiraient mes chevilles et mes poignets. Le sel brûlait mes plaies. Le désespoir pourrissait mon âme.
J’enviais ces rats que l’eau chassait de leurs repaires et qui couraient, libres, sur mon corps.
Si Sarmiento n’avait été à mes côtés, peut-être aurais-je cessé de ramer, ma tête et mon corps ballants, attendant que les gardes-chiourme me brisent les reins, puis me jettent par-dessus bord.
Mais Sarmiento me retenait à la vie.
D’un coup de coude, il m’obligeait à me redresser. Il me parlait. Il comprenait l’arabe. Il écoutait les gardes-chiourme et me rapportait ce qu’il avait appris.
Si Nice avait été conquise par les infidèles, pillée, saccagée, les femmes embarquées de force sur les galères, le château, lui, n’avait pas été pris. Les flottes de Dragut et de François I er avaient dû quitter la baie parce que le vent s’était levé, menaçant de drosser les galères contre les récifs.
— Ils n’ont pas réussi, a répété Sarmiento. On peut, on doit les vaincre ! Avec l’aide de Dieu, nous les écraserons un jour.
J’ai imaginé qu’Enguerrand de Mons avait participé aux combats, qu’il avait survécu, et que, rentré à la Grande Forteresse, il s’était, avec Mathilde, soucié de mon sort.
Je me redressais. Je ramais. J’évitais les lanières de cuir qui claquaient dans la chiourme.
Sarmiento a ajouté que de nombreux chrétiens avaient réussi à fuir les prisons ou les navires barbaresques. D’autres, plus nombreux encore, avait été rachetés par leurs familles. Il en avait rencontré plusieurs, en Espagne. Il fallait donc
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