Par ce signe tu vaincras
Sarmiento.
Lorsqu’un courtisan se présentait à lui, il se tournait vers moi, me donnait d’une voix méprisante le nom de ce noble castillan et ajoutait, penché vers l’homme :
— Voici Bernard de Thorenc, agissez avec lui en tout comme avec moi. Mieux qu’avec moi. Nous avons été assis côte à côte sur le banc de la chiourme barbaresque. Notre sang s’est mêlé. L’un vaut l’autre.
On me regardait avec déférence, mais je lisais dans les yeux l’éclat de la jalousie.
Les femmes s’approchaient mais je savais que, bien souvent, c’était Sarmiento qui leur demandait de me rejoindre. Il avait usé d’elles, il s’en était dépris. Il m’offrait comme un lot de consolation.
J’ai forniqué, Seigneur, avec l’avidité et la rage de mes vingt-sept ans.
Ce n’était autour de moi que jupes soulevées, jambes écartées, seins dénudés.
Toutes ces fornications, ces adultères, ces défloraisons de jeunes filles pubères s’accomplissaient dans la pénombre, derrière les portes closes, les rideaux et les voiles, parfois à même le sol.
L’on prétendait que le fils de Philippe, don Carlos, qui n’avait pas dix ans, était déjà un taureau vigoureux qui effrayait les femmes, même les plus ambitieuses, prêtes à tous les sacrifices, par sa monstrueuse laideur et sa folie, serrant les cous, éructant, glapissant.
On disait que Juan Manuel de Portugal, neveu de Philippe, était mort à dix-sept ans d’avoir chaque jour, depuis déjà des années, chevauché femme sur femme jusqu’à épuisement du cavalier et des montures.
Où vivais-je ?
À Valladolid, en Espagne, à la cour du descendant des Rois Catholiques, ou bien à Sodome et Gomorrhe, dans les quartiers de la débauche ? Dans l’antichambre de l’enfer ?
Mais j’avais vingt-sept ans. La vie m’entraînait. Je la découvrais. Elle était si intense que rares étaient les moments où je pouvais me retirer du monde, oublier mes appétits ou le spectacle de ces hommes en noir et de ces femmes aux robes à volants qui se frôlaient avant d’aller s’étreindre dans leurs alcôves.
Ce monde me grisait.
Je me suis agenouillé devant Philippe qui venait de m’accorder, à la demande de Sarmiento, le privilège de l’accompagner en Angleterre, d’être l’un des nobles conviés à assister à son mariage avec Marie Tudor.
En m’approchant du souverain, j’avais découvert son visage aux yeux voilés, au lourd menton prognathe encore alourdi par une barbe courte. Elle entourait, avec la moustache, une bouche large dont la lèvre inférieure, grosse et boudeuse, exprimait de la morgue, presque du dégoût. Deux rides accentuaient cette expression. Les sourcils s’évasaient et se terminaient en deux fines lignes noires qui donnaient au visage une cruauté maîtrisée, aiguë et perverse.
Cet homme dont les traits m’inquiétaient était l’occupant légitime du trône, le fils de l’empereur du Saint Empire, le monarque que je devais et voulais servir.
J’ai embrassé la main qu’il me tendait comme s’il avait été un prince de l’Église.
Puis je me suis éloigné à reculons en me glissant près de Sarmiento.
Après quelques jours de fêtes, d’illuminations, de joutes et de spectacles qui firent de Valladolid un grand théâtre, nous partîmes pour La Corogne.
À la halte de Benavente, j’ai découvert don Carlos et je n’ai pu détacher mes yeux de cet enfant à la tête démesurée, marquée comme celle d’un vieillard.
Puis ont commencé à nouveau les fêtes, les jeux, les duels et les tournois, et, pour finir, cette course de taureaux dans les arènes. Ces monstres noirs se précipitaient, cornes baissées, sur les chevaux des picadors dont plusieurs déjà avaient été renversés et éventrés au milieu des cris de la foule.
Et j’ai vu alors don Carlos tomber sur le sol, aux pieds de Philippe, se mettre à trembler et à baver, les yeux révulsés.
Quatre hommes l’ont saisi par les bras et les jambes et emporté cependant qu’il se débattait, se cabrait, le corps tout à coup raidi.
Dans l’arène il ne restait plus qu’un seul taureau, une masse noire que n’osaient pas même approcher les cavaliers armés de leurs piques.
Alors Diego de Sarmiento a sauté dans l’arène, sa courte dague à la main, et je l’ai vu s’avancer vers le taureau, bras levés et écartés.
L’animal s’est rué vers lui. Sarmiento l’a esquivé, puis s’est accroché aux cornes,
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