Par ce signe tu vaincras
voix.
L’archevêque de Tolède, primat d’Espagne, Bartholomé de Carazza, avait été mis en accusation pour avoir prononcé – un moine l’avait rapporté – au chevet de Charles Quint, en présentant à l’empereur un crucifix, une phrase jugée hérétique : « Il n’y a plus de péchés, tout est absous ! »
Luis Rodriguez s’était signé, puis m’avait mis en garde.
Les étrangers, les soldats qui avaient combattu en terre d’islam ou dans ces contrées d’hérésie avaient été arrêtés. Les anciens captifs des infidèles avaient tous été recherchés, puis emprisonnés.
La régente d’Espagne, Juana, sœur de Philippe II, avait abandonné toute autorité entre les mains de l’inquisiteur général, un homme avide d’argent et de pouvoir.
Luis Rodriguez s’est mis tout à coup à trembler, regardant autour de lui, puis me fixant avec des yeux anxieux.
Il devait se reprocher de s’être laissé aller à ces confidences, de m’avoir caché. Il a commencé à se lamenter, en secouant la tête, les lèvres tremblantes. Il se maudissait de m’avoir ouvert la porte. À quel démon avait-il cédé ? On avait dû le voir. Ils avaient des espions dans chaque rue, dans chaque maison. On l’avait sans doute déjà dénoncé.
Il se tordait les mains, se mordillait les lèvres.
J’avais devant moi un homme saisi par la peur.
Il levait la tête vers la lucarne tout en chuchotant :
— Vous les entendez ? Ils sont des centaines de condamnés. Ils forment une longue procession. Ils sont pieds nus. Tous ont revêtu la robe jaune couverte de diables et de flammes. On les conduit au bûcher. Personne ne les a défendus. Je suis plus coupable qu’eux. Moi, ils me tortureront. Ils me briseront les genoux, m’arracheront la langue.
J’ai senti qu’il était capable, poussé par l’effroi, de se présenter devant les inquisiteurs, de se dénoncer et de me livrer afin d’en finir avec l’angoisse qui l’inondait de sueur.
Dieu, vouliez-Vous que les hommes, en Votre nom, soient ainsi avilis ?
J’ai pris Luis Rodriguez par les épaules et ai tenté de l’arracher à cette panique qui l’aveuglait.
Je lui ai répété que, sous la torture et dans les flammes, je nierais qu’il m’avait accueilli et aidé.
J’en ai fait serment devant Dieu.
Peu à peu, il s’est calmé, me promettant même de me porter chaque jour une cruche d’eau, du pain et des fruits. Mais je ne devais pas sortir du réduit avant le retour du comte Diego de Sarmiento. Lui seul avait assez de courage, était assez proche du roi, pour nous protéger.
Il m’a regardé.
— Serment devant Dieu ? a-t-il demandé en me fixant.
J’ai répété.
— Devant Dieu !
Il a paru calmé, s’est signé. Puis il est parti, voûté, comme un homme qui reste accablé. Je me suis agenouillé et j’ai prié.
Seigneur, comment savoir si ceux qui Vous invoquent, qui prétendent agir pour Vous défendre, qui gouvernent les hommes en se servant de leur peur, de leur lâcheté, de leur jalousie, ne sont pas des diables masqués, même s’ils ont revêtu les habits de Votre Église ?
Car faire souffrir en Votre nom, est-ce Vous servir ou Vous trahir ?
J’entendais les chants, les tambourins et les crécelles.
J’imaginais cette procession jaune de condamnés au bûcher.
Je voyais les cierges, les statues de la Vierge portées sur les épaules des pénitents.
Je n’ai plus voulu entendre.
J’ai rampé jusqu’à la cavité obscure et m’y suis blotti.
34.
J’ai pu à nouveau marcher dans les rues de Valladolid sans crainte d’être arrêté.
Diego de Sarmiento, rentré de Bruxelles avec le roi, m’avait assuré que j’étais sous la protection de la cour. Le grand inquisiteur était un homme prudent qui jamais n’oserait défier le souverain.
Mais je voyais Francesco Valdés agenouillé aux côtés de Philippe II, au premier rang dans le chœur de Santa Maria la Antiga. Et ils quittaient ensemble l’église en marchant du même pas, le roi s’appuyant sur le bras de l’inquisiteur général, lui chuchotant quelques mots, et Valdés inclinait la tête, souriait. Il me semblait que son visage émacié était celui d’un carnassier.
Je ne me débarrassais pas de la peur.
Peu après le retour de Sarmiento, Luis Rodriguez m’a confié à voix basse qu’il allait quitter Valladolid.
Par des moines proches de Valdés, il avait appris que le grand inquisiteur n’avait jamais ignoré ma
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