Par ce signe tu vaincras
n’entrais que rarement au Purgatoire, et jamais au Paradis.
Il me semblait que j’était destiné, comme chaque homme, à l’Enfer. Et il commençait ici, sur notre terre, sitôt que nous avions poussé le premier cri.
Je me souvenais de ces corps nouveau-nés éventrés, mutilés, fracassés, que j’avais découverts dans les villages pillés par les infidèles, et dans ceux saccagés par les troupes chrétiennes de Philippe II lorsqu’elles avaient sillonné la campagne de Saint-Quentin.
Ce que j’avais vu, tout au long de mon voyage entre Paris et Valladolid, m’avait encore persuadé que le châtiment de Dieu ne cesserait jamais. Il avait voué les hommes à s’entre-dévorer du premier au dernier jour de leur vie.
Et l’élan d’amour, ce souvenir du jardin d’Éden, avait tôt fait de se briser, n’était peut-être même que le moyen de nous condamner au regret, de nous faire souffrir davantage, nos bras ouverts n’enlaçant tout à coup que l’absence, notre regard un instant comblé s’affolant de ne plus rencontrer que le vide.
Et chaque jour qui m’avait éloigné de Paris m’avait fait davantage souffrir au souvenir d’Anne de Buisson.
J’avais voyagé seul.
Ne comprenant pas que je choisisse de rentrer en Espagne en traversant le royaume de France au lieu de regagner Bruxelles avec les seigneurs espagnols et flamands, d’y retrouver Philippe II avec lequel on prendrait la mer pour rejoindre La Corogne, Sarmiento m’avait proposé une escorte de cavaliers. Mais j’avais choisi ma route comme on lance un défi, comme on joue sa vie aux dés.
C’était une sorte de retraite, le choix de la solitude pendant plusieurs semaines. Également une façon d’offrir ma vie à ceux qui voudraient la prendre. Une manière de savoir si Dieu voulait m’accorder de souffrir encore ici-bas ou bien de me plonger déjà dans les tourments de l’enfer.
Lorsqu’il l’avait compris, Sarmiento avait cessé de tenter de me raisonner, et m’avait serré contre lui.
— Tu dois ta vie à Dieu, m’avait-il dit. Ne l’abandonne pas au premier venu.
J’ai découvert ainsi le royaume de France. J’ai rêvé le long de ses rivières bordées de peupliers. J’ai longé ses champs de blé. J’ai vu l’opulence de cette campagne aux mille villages.
Me souvenant de l’aridité du pays barbaresque et de l’austère rudesse des sierras et des campagnes d’Espagne, j’ai pensé que ce pays avait été le préféré de Dieu. Il lui avait offert la fertilité et la douceur, les cieux cléments et les fleuves paisibles.
Puis, au fur et à mesure que j’avançais, traversant les villages, marchant au pas lent de mon cheval vers le sud, j’ai compris que cette richesse que Dieu avait donnée aux hommes de France était aussi un moyen de les juger, de savoir s’ils Lui seraient reconnaissants de Sa générosité ou bien s’ils dilapideraient le trésor qu’il leur avait confié.
Or ils le détruisaient.
J’ai vu des champs de blé incendiés, des villages brûlés, mais ce n’était là que spectacle de guerre. Le pire était qu’il semblait que chaque homme de France était l’ennemi de l’autre.
On s’accusait d’avoir voulu la mort du roi.
On dénonçait parmi ses voisins les alliés des Espagnols, ou bien ceux qui avaient attiré la vengeance de Dieu sur le royaume.
On disait que l’héritier du roi, François II, n’était qu’un enfant de quinze ans mal portant. Et que l’Italienne, Catherine de Médicis, la reine sorcière, allait régner à sa place ; que s’il lui résistait elle l’empoisonnerait.
J’ai affronté cette haine dans le premier village traversé, quand on a tenté de me barrer la route, de me jeter à terre en criant que j’étais un huguenot, que j’appartenais à la secte qui avait attiré le malheur sur le royaume et provoqué la mort du souverain, ou qui l’avait assassiné parce que Henri II avait fait dresser des bûchers en plein Paris contre les hérétiques. Eux voulaient faire de même avec moi, me lançant des pierres, harangués par un prêtre qui les incitait à se saisir de ma personne. J’ai donné des coups de plat d’épée, j’ai éperonné mon cheval, renversé du poitrail quelques-uns de ces paysans.
Je n’ai été rassuré que dans la campagne vide d’hommes, sur la route déserte.
Fallait-il que les humains désertent la terre pour qu’elle soit pacifiée ?
Dans un autre village, plus au sud – Rouviac –,
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