Perceval Le Gallois
chevaliers et les trois pucelles dont je t’ai déjà parlé. Et si tu les as vus, indique-moi dans quelle direction ils sont allés. » Le garçon saisit un pan de son haubert et tira dessus. « Dis-moi, beau seigneur, quel est ce vêtement que tu portes ? – Eh quoi ! Ne le sais-tu pas ? – Pas le moins du monde. – Jeune homme, c’est mon haubert, qui est pesant comme le fer. – Il est donc en fer ? – Ne le vois-tu pas ? – Oh ! je n’y entends rien mais, sur la foi que je dois à ma mère, je le trouve bien beau. Qu’est-ce que tu en fais et à quoi te sert-il ? – C’est bien simple. S’il te prenait fantaisie de me lancer un javelot ou de me décocher une flèche, tu ne réussirais pas à me faire la plus légère blessure.
— Seigneur chevalier ! s’écria le garçon, je suis fort heureux que Dieu n’ait point pourvu les biches et les cerfs d’un tel vêtement ! Je n’en pourrais plus tuer un seul, et je perdrais mon temps à leur courir après ! – Jeune homme, reprit le chevalier, laissons cela. Par Dieu tout-puissant, peux-tu me dire si tu sais quelque chose au sujet des chevaliers et des jeunes filles dont je t’ai déjà parlé ? »
Mais le garçon, loin de l’écouter, suivait son idée : « Est-ce que tu es né comme cela ? » demanda-t-il. L’autre ne put se retenir de rire. « Mais non, voyons, répondit-il, personne ne peut naître ainsi ! – Alors, reprit le garçon, qui donc t’a vêtu de la sorte ? – Tu veux vraiment le savoir ? – Bien sûr. – Eh bien, voici : c’est le roi Arthur qui m’a fait chevalier et qui m’a donné les armes que je porte. Mais, je t’en prie, revenons à ma question : que sont devenus les chevaliers qui sont passés par ici et qui conduisaient trois jeunes filles ? Est-ce qu’ils allaient au pas ou avaient-ils l’air de s’enfuir au grand galop ? »
Le garçon répondit alors : « Seigneur, regarde là-bas : vois-tu cette haute futaie qui couronne la montagne ? C’est là que se trouve le col de Valdonne. – Fort bien, jeune homme. Et après ? – C’est là que se trouvent les herseurs de ma mère. Ils labourent et travaillent ses terres. Si les gens que tu dis sont passés par là, les herseurs les auront vus et pourront te le dire. – Mène-nous donc vers eux sans plus tarder. »
Le fils de la Veuve Dame sauta sur son cheval et les conduisit vers les champs d’avoine. Quand les herseurs virent venir leur jeune maître en pareille compagnie, ils se mirent tous à trembler, car on leur avait intimé l’ordre de ne jamais faire la moindre allusion à la chevalerie. Ils craignaient donc qu’ayant vu des chevaliers et ayant parlé avec eux, le jeune homme n’eût envie de devenir lui-même chevalier, pour le plus grand malheur de la Veuve Dame. Ils déploraient aussi tout le mal qu’ils s’étaient vainement donné pour le maintenir dans l’ignorance.
Cependant, le garçon alla vers eux et leur demanda : « Mes amis, avez-vous vu passer par ici cinq chevaliers et trois jeunes filles ? – Certes, répondirent-ils, nous les avons vus se diriger vers le col de Valdonne. » Le fils de la Veuve Dame se retourna vers le chef des chevaliers : « Voilà ta réponse, mais, je t’en prie, avant de partir, parle-moi encore du roi qui fait les chevaliers et dis-moi où il se tient d’habitude, afin que je puisse aller le trouver. – C’est bien simple, jeune homme. Le roi Arthur séjourne à Carduel. Voici moins de cinq jours que je l’y ai vu. Mais si, par hasard, tu ne l’y trouvais pas, il ne manquerait pas de gens pour t’indiquer où il est allé. »
Sur ces mots, le chevalier le salua et, suivi de ses compagnons, s’engagea sur le chemin qui menait au col. Ils disparurent bientôt à la vue du garçon qui demeura tout pensif et immobile, tandis que les herseurs, sans un mot, s’étaient remis au travail. Puis, brusquement, il enfourcha son cheval et galopa vers le manoir.
La Veuve Dame, très inquiète du retard de son fils, était sombre et triste. Dès qu’elle l’aperçut, elle ne put retenir sa joie et, courant à sa rencontre, l’embrassa tendrement. « Beau fils, dit-elle, mon cœur a bien souffert en ton absence, et j’ai cru mourir de chagrin. Où es-tu donc allé ? – Où je suis allé ? Ma mère, je vais te le raconter sans mentir d’un mot. J’ai éprouvé une bien grande joie grâce à un spectacle extraordinaire. Tu m’avais dit maintes et maintes
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