Perceval Le Gallois
deux frères, deux beaux adolescents, eurent atteint l’âge requis, leur père leur conseilla de se rendre en des cours royales pour obtenir des armes et des chevaux. L’aîné entra au service du roi d’Escavalon, le puîné fit ses premières armes chez le roi Ban de Benoïc. En un même jour, tous deux furent faits chevaliers. En un même jour, tous deux se mirent en route pour regagner notre manoir, apporter de la joie à leur mère et de la fierté à leur père. Hélas ! jamais nous ne les avons revus. Tous deux furent assaillis en chemin, et tous deux tués en combattant bravement.
« Quelle douleur fut la mienne quand j’appris ce qui s’était passé ! Étrange aventure, les corbeaux et les corneilles crevèrent les deux yeux de l’aîné. On les trouva, son frère et lui, étendus sans vie sur le sol. Leur père en mourut de chagrin, et moi, depuis, j’ai mené une existence bien amère : tu étais tout mon bonheur et tout mon bien. Nul autre des miens n’était plus, et Dieu ne m’avait laissé que toi seul pour espérance et pour joie. Hélas, hélas ! je le vois trop, ce temps n’est plus, tôt ou tard il me faudra bien me résoudre à ton départ… »
Le jeune homme n’écoutait même pas ce que disait sa mère, car l’image des chevaliers occupait seule son esprit. « Donne-moi à manger, dit-il brutalement. Je ne comprends rien à ces contes. Je ne sais qu’une chose : je veux aller chez ce roi qui fait les chevaliers et leur donne des vêtements plus brillants que ceux des anges. Rien ni personne au monde ne m’empêchera d’aller trouver le roi Arthur. »
Trop certaine effectivement que rien ne ferait renoncer le jeune homme à son projet, quelque insensé qu’il fût, la Veuve Dame fit servir le repas, et pendant que son fils se jetait goulûment sur la nourriture, elle alla lui préparer une grosse chemise de chanvre et des braies faites à la mode de Galles. Elle y ajouta un manteau très grossier et un chaperon de cuir de cerf fermé tout autour. « Il est des gens qui se plaisent à railler, pensait-elle, et je donnerai à mon fils l’occasion d’essuyer les pires quolibets. Puisqu’il veut s’en aller, qu’il porte des habits de bouffon sur son beau corps. Une fois bien houspillé et rossé, il ne tardera pas à me revenir. » Ainsi œuvra-t-elle pendant qu’il se restaurait.
Quand il eut terminé, il alla trouver sa mère et lui dit : « Maintenant, je vais partir. J’irai jusqu’à Carduel où se trouve le roi Arthur et je lui demanderai de me faire chevalier. » La Veuve Dame lui dit alors : « Ma douleur est bien grande, beau fils, de te voir t’en aller vers les aventures. Rends-toi donc à la cour d’Arthur. Demande-lui de te prendre à son service et de te donner des armes. Tu n’as pas à craindre qu’il te refuse quoi que ce soit. Tu les auras, tes armes, je le sais bien. Mais quand il te faudra les porter et t’en servir, qu’adviendra-t-il ? Comment pourras-tu accomplir ce que tu n’as jamais vu faire par d’autres ? Je crains fort qu’il ne t’arrive beaucoup d’ennuis. – Rassure-toi, ma mère, répondit le jeune homme, si quelqu’un me cherche querelle, je saurai bien me défendre. Et je ferai mordre la poussière à tous ceux qui oseront m’empêcher d’aller où je veux. »
En dépit de son amertume, la Veuve Dame se prit à sourire en entendant son fils s’exprimer avec tant de force et d’audace. Puis elle lui dit : « Avant de t’en aller, écoute encore mes conseils. À la cour d’Arthur, tu rencontreras les meilleurs hommes qui vivent en ce monde, les plus généreux et les plus vaillants. Étudie leur comportement, prends modèle sur eux, et surtout ne leur manque pas de respect. Ils ne t’en respecteront que mieux toi-même. Chaque fois que tu passeras devant une église, arrête-toi et récite tes prières, car tu auras toujours besoin de l’aide de Dieu. Si tu vois quelque part nourriture et boisson alors que tu es affamé et assoiffé, sers-toi toi-même si l’on n’a pas assez de bonté et de courtoisie pour t’en donner. Si tu entends des cris, dirige-toi vers eux, et si c’est une femme qui appelle à l’aide, ne manque pas de la secourir. Si tu vois de beaux bijoux, des pièces d’orfèvrerie, prends-en et donne-les à ceux qui les méritent : tu acquerras ainsi honneur et considération. Si tu rencontres une belle femme, sois aimable avec elle et fais-lui la cour. Quand bien même
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