Perceval Le Gallois
fois, je m’en souviens, que les anges de Dieu sont si beaux que jamais la nature n’a rien créé de semblable, et que nulle beauté au monde ne se peut comparer à la leur. – Certes, répondit-elle, je l’ai dit, et je le répète. – Eh bien, ma mère, force m’est de reconnaître que c’est inexact. Je m’en allais à travers la Gaste Forêt et j’y ai vu des choses absolument merveilleuses, des êtres encore plus beaux, j’en suis convaincu, que tous les anges et que Dieu lui-même. »
À ces mots, la Veuve Dame se mit à trembler. Elle prit son fils entre ses bras. « Dieu te pardonne, mon, fils ! s’écria-t-elle. Tu viens de prononcer des paroles abominables, et j’ai grand-peur que tu n’en sois tôt châtié. Tu as dû voir de mauvais anges, de ces anges dont chacun se plaint et qui tuent tout ce qu’ils atteignent ! Ne t’avais-je point averti de te signer chaque fois que tu rencontrerais de tels monstres ? – Si fait, ma mère, mais je n’avais que faire de me signer face à eux, car ils sont les êtres les plus beaux que j’aie croisés dans la Gaste Forêt. Ils m’ont dit qu’on les appelait « chevaliers ». »
À ce mot, une atroce douleur saisit la Veuve Dame. Elle porta la main à sa poitrine et tomba évanouie. Mais le jeune homme, tout entier à ses pensées, n’eut même pas l’idée de la relever ou de l’allonger sur un lit. Il sortit de la grande salle et gagna le lieu où se trouvaient les chevaux destinés à porter le bois de chauffage, la nourriture et la boisson. Il entra dans l’écurie et, après mûre réflexion, choisit un cheval gris pommelé, osseux, qui lui parut des plus vigoureux. Il lui serra un bât autour du corps en guise de selle, et, avec du bois flexible, s’ingénia à imiter l’équipement dont il avait vu dotés les destriers des chevaliers. Puis il retourna auprès de sa mère.
Elle venait à peine de reprendre ses esprits et, s’étant traînée jusqu’à un siège tapissé de velours rouge, s’y était affalée. « Hélas ! s’écria-t-elle. Malheureuse que je suis ! Beau-fils tendrement aimé, je pensais pouvoir te préserver de tout cela ! J’avais ordonné qu’on ne te parlât point de chevalerie, j’avais exigé qu’on ne te laissât jamais apercevoir aucun chevalier ! Certes, s’il avait plu au seigneur Dieu que ton père pût veiller sur toi, tu aurais été chevalier. Car il n’y eut jamais chevalier de si haut prix et de si grande vaillance que ton père, mon cher fils, ni si redouté des méchants dans toutes les Îles de la Mer. Sache-le, tu n’as pas à rougir de ton ascendance, ni de son côté ni du mien. Je suis née d’une si noble famille de ce pays, et ton père également, qu’aucun autre lignage ne pouvait être comparé au nôtre, tant par la valeur de nos ancêtres que par notre rang dans le monde. Mais la fortune est capricieuse, et bien souvent les plus haut placés se retrouvent à terre dans le malheur et la tristesse…
« Jamais je ne t’ai parlé de tout cela, mon fils, parce que je voulais te préserver, parce que je voulais que tu vives dans la paix et le bonheur, au milieu de la nature que Dieu a créée pour nous, de cette nature qui est bonne quand l’homme ne la pervertit pas. Il faut donc que tu saches ceci, mon fils tendrement aimé : j’ai tant souffert de la méchanceté des hommes que je voulais t’en garantir à tout prix. Ton père était un noble chevalier, toujours prêt à venir en aide aux opprimés, toujours attentif aux malheurs des autres. Il a payé bien cher son dévouement. Au cours d’un combat, il fut cruellement blessé aux jambes et il resta infirme. Ses vastes territoires, l’opulence qu’il avait conquise par sa bravoure, tout alla dès lors en perdition. Il dut vivre dans la solitude et la pauvreté.
« Après la mort du roi Uther Pendragon, père de notre bon roi Arthur, un grand nombre de seigneurs furent déshérités et ruinés, leurs terres dévastées, les pauvres gens réduits à la condition la plus vile. Ceux qui pouvaient s’enfuir étaient les moins atteints. Les autres tombaient sous la coupe de seigneurs indignes qui les maltraitaient et les pressuraient. Ton père possédait ce manoir, ici, dans la Gaste Forêt. En toute hâte, il s’y fit porter en litière, car il n’avait pu fuir et n’avait point d’autre refuge. Tu étais tout petit, à l’époque, tu n’avais que deux ans et n’étais pas encore sevré. Lorsque tes
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