Perceval Le Gallois
elle ne voudrait pas de toi, elle n’en aura que plus d’estime pour ta personne.
« Fils, écoute encore cette recommandation : où que tu puisses obtenir l’anneau et le salut de quelque noble femme, prends-les. Ils ôteront de toi tout souci, et tu en auras le cœur allégé. Si cette femme te plaît, hâte-toi d’obtenir son baiser et d’étreindre étroitement son corps : les femmes prisent les hommages qu’on rend à leur beauté, et si celle-ci est chaste et bonne, tu en éprouveras bonheur et allégresse. Sur les chemins que tu parcoureras – et ils seront parfois fort écartés ! –, garde-toi de tout ennemi qui pourrait se cacher derrière les arbres et les buissons. Quand tu devras franchir une rivière, évite les gués où l’eau est trouble. Mais si ces gués sont clairs et peu profonds, n’hésite pas à t’y engager hardiment. Chaque fois que tu rencontreras quelqu’un, applique-toi à le saluer courtoisement, et si un homme sage aux cheveux gris veut t’apprendre les bonnes manières, s’il te donne des avis de prudence et de réserve, s’il t’enseigne à ne jamais poser de questions indiscrètes, sois disposé à le suivre et ne t’irrite pas contre lui, même si ce qu’il te dit peut te paraître surprenant. Les hommes qui ont longtemps vécu sont souvent de bon conseil. Enfin, mon fils, sache-le, tu risques de rencontrer l’un des pires ennemis de ton père, l’homme qui lui a infligé la blessure dont il ne s’est jamais remis, et qui en a profité pour s’emparer de nombreuses terres qui nous appartenaient. Sois sans pitié envers lui, car il est la cause de tous nos malheurs. Je vais te dire son nom : c’est le redoutable Le Hellin. Et plût au Ciel que tous les diables d’enfer se fussent déchaînés contre lui !
— Ma mère, dit le jeune homme, je le jure sur ma tête : si je rencontre Le Hellin, je vengerai sur lui toutes les infamies dont il s’est rendu coupable envers nous. »
Sur ce, il s’en fut à l’écurie et en revint, tirant par la bride son cheval gris pommelé. Les larmes aux yeux, la Veuve Dame le regarda enfourcher sa monture, accoutré qu’il était à la mode galloise et chaussé de gros brodequins. Où qu’il allât, il avait l’habitude d’emporter trois javelots ; aussi ne négligea-t-il pas cette fois d’en prendre tout un faisceau à la pointe très aiguë. « Beau fils, dit encore la Veuve Dame, que Dieu te conduise, et puisse-t-Il, en quelque lieu que tu te trouves, te donner plus de joie que je n’en conserve ! »
Quand le garçon se fut éloigné d’un jet de pierre, il se retourna et là-bas, derrière, vit que sa mère était tombée à l’entrée du pont qu’il venait de franchir. Elle gisait là, comme morte. Mais il ne crut pas devoir revenir vers elle. D’un coup de baguette, il cingla la croupe de son cheval qui hennit et, d’un bond, prit le triple galop à travers la forêt ténébreuse.
Durant deux jours et deux nuits, ils cheminèrent dans la solitude des forêts et en divers lieux déserts, sans rencontrer aucune habitation ni pouvoir ni manger ni boire. Au matin du troisième jour, alors que les oiseaux s’égosillaient à qui mieux mieux, le garçon parvint à une clairière où se dressait un pavillon aux couleurs rutilantes. Celui-ci était véritablement magnifique : vermeil d’un côté, vert soutaché d’orfroi de l’autre. À son faîte était perché un aigle doré qui s’empourprait aux rayons du soleil. Quant à l’herbe de la clairière, elle était émaillée par les mille reflets moirés du pavillon. « Dieu tout-puissant ! s’écria le fils de la Veuve Dame, voici quelque chose que je n’avais jamais vu ! D’après ce que m’a dit ma mère, cela ne peut être qu’une église ! » Il s’arrêta, descendit de cheval, s’agenouilla et récita pieusement son Pater . Puis, curieux de ce qu’il ne connaissait pas, il eut envie de pénétrer dans ce qu’il prenait pour un sanctuaire.
L’entrée du pavillon était ouverte. Au milieu, il aperçut un lit recouvert d’une riche étoffe de soie et sur lequel dormait une jeune femme. Elle eût inspiré de l’amour à n’importe quel homme, même au plus indifférent. Sa bouche était d’un rouge ardent, et comme ses lèvres étaient entrebâillées, on apercevait ses dents éclatantes qui semblaient ciselées dans un ivoire blanc comme neige. Dans son sommeil, la belle avait repoussé la courtepointe de soie et
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