Piège pour Catherine
ferrant et de charron et dont les yeux avaient l'air de deux bleuets miraculeusement poussés dans la suie. Il y avait encore les deux frères Cairou, les tisserands de toile ; Martin, l'aîné, le père de la pauvre petite Bertille, morte d'amour, et Noël, l'époux de Gauberte, la langue la plus agile de Montsalvy. Tous deux étaient de taille moyenne et se ressemblaient malgré une différence de six ans : mêmes figures maigres aux méplats accusés, mêmes moustaches tombantes qui donnaient à leurs bouches serrées un pli de tristesse dédaigneuse, mêmes dos arrondis à force de se courber sur le métier. Mais la placidité de Noël était devenue, chez son aîné, violence latente et sourde, âpre désir de vengeance pour le mauvais gars à cause duquel sa petite « s'était périe et damnée à la face du Ciel »...
Ensuite, venait Joseph Delmas, le chaudronnier, un bon vivant qui chantait tout le jour bourrées, « grandes » ou « regrets », en tapant sur ses chaudrons. Seulement, ce soir, le Joseph ne chantait pas : Baisse-toi, montagne, hausse-toi, vallon
Tu m'empêches de voir la mienne Jeanneton...
Silencieusement, ils s'installèrent, comme ils avaient l'habitude, sur des escabeaux rangés en demi-cercle autour du banc seigneurial. Au milieu siégeait Saturnin Garrouste, le bailli, grave à son habitude, avec son menton en galoche et ses grandes rides verticales qui se relevaient si drôlement d'un côté, trahissant l'humour secret du vieillard.
Un geste de l'abbé releva tous ces hommes auxquels venaient de se joindre le sergent Nicolas Barrai et le frère Anthime, le trésorier du monastère.
— Mes enfants, nous sommes réunis ici, ce soir, pour tenir conseil, mais ce n'est pas le genre de conseil auquel nous sommes habitués.
Nous ne débattrons pas du prix de la toile, des incidents du péage ou d'une maladie du seigle, mais de notre cité en péril de mort. Aussi, avant de commencer, il nous faut demander à Dieu qui nous tient tous dans Sa main d'avoir pitié de nous et de combattre à nos côtés contre les hommes de sang qui sont à notre porte...
Notre Père, qui est dans les cieux...
Docilement, tous s'agenouillèrent dans la jonchée de paille, leurs grosses mains nouées dévotement sur leurs bonnets de laine, reprenant avec ferveur la vieille invocation, criant presque les dernières paroles qui traduisaient si bien leur angoisse secrète :
...et délivrez-nous du mal !
Pour sa part, Catherine avait prié en silence. Son esprit voyageait, au-delà de l'oraison, mêlant à cet appel à Dieu le désir passionné qu'un incident fortuit... un miracle en quelque sorte, ramenât son époux au pays, cl sachant bien, au fond d'elle-même, que rien ni personne ne pourrait rappeler Arnaud tant que Paris n'aurait pas fait retour au vrai roi de France.
De nouveau assise dans la haute chaire d'ébène, les mains sagement croisées sur le bleu de sa robe, elle écouta avec attention le frère Anthime faire le compte des réserves du couvent, puis Saturnin qui donna celles île la ville et celles du château que lui avait remis, un peu avant, Josse Rallard, l'intendant. Le total n'était pas tellement rassurant
: bourrée de réfugiés comme elle était, la ville ne pourrait guère tenir que deux mois avant que la faim ne fît son apparition. Sans parler des récoltes qui allaient souffrir.
Saturnin roula ses parchemins au milieu d'un silence de mort et regarda la châtelaine.
— Voilà où nous en sommes, Dame Catherine ! Cela nous donne quelques semaines de vivres... en admettant que nous résistions victorieusement aux assauts de ces furieux.
— Qui parle ici de ne pas résister ? gronda Nicolas dont la main serrait déjà la garde de son épée. Nous avons tous bon pied, bon œil et bon courage. Avec ou sans vivres, nous saurons défendre notre ville.
— Je n'ai jamais dit le contraire, protesta doucement le bailli. Je dis seulement que les Apchier sont forts, que nos murailles sont hautes, mais point inaccessibles... et que nous pouvons être débordés.
Regarder la vérité en face n'a jamais signifié lâcheté.
— Je le sais bien. Mais je te dis, moi...
Catherine se leva, coupant court à la querelle commençante.
— Inutile de vous disputer, dit-elle. Vous avez raison tous les deux. Nous avons de la vaillance à revendre, mais, si nous voulons sortir sans trop de dommage de cette aventure, il nous faut du secours.
— Où Je prendrions-nous, Seigneur ! soupira le
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