Pilote de guerre
répondre autre chose, chez nous, que : « Bien, mon Commandant. Oui, mon Commandant. Merci, mon Commandant. Entendu, mon Commandant. » Mais il est une impression qui domine toutes les autres au cours de cette fin de guerre. C’est celle de l’absurde. Tout craque autour de nous. Tout s’éboule. C’est si total que la mort elle-même parait absurde. Elle manque de sérieux, la mort, dans cette pagaille…
Nous entrons chez le commandant Alias. (Il commande aujourd’hui encore, à Tunis, le même Groupe 2/33.)
— Bonjour, Saint-Ex. Bonjour, Dutertre. Asseyez-vous.
Nous nous asseyons. Le commandant étale une carte sur la table, et se retourne vers le planton :
— Allez me chercher la météo.
Puis il tapote la table de son crayon. Je l’observe. Il a les traits tirés. Il n’a pas dormi. Il a fait la navette, en voiture, à la recherche d’un état-major fantôme, l’état-major de la division, l’état-major de la subdivision… Il a tenté de lutter contre les magasins d’approvisionnements qui ne livraient pas leurs pièces de rechange. Il s’est fait prendre sur la route dans des embouteillages inextricables. Il a aussi présidé au dernier déménagement, au dernier emménagement, car nous changeons de terrain comme de pauvres hères poursuivis par un huissier inexorable. Alias a réussi à sauver, chaque fois, les avions, les camions et dix tonnes de matériel. Mais nous le devinons à bout de forces, à bout de nerfs.
— Eh bien, voilà…
Il tapote toujours la table et ne nous regarde pas.
— C’est bien embêtant…
Puis il hausse les épaules.
— C’est une mission embêtante. Mais ils y tiennent à l’état-major. Ils y tiennent beaucoup… J’ai discuté, mais ils y tiennent… C’est comme ça.
Dutertre et moi nous regardons, à travers la fenêtre, un ciel calme. J’entends caqueter les poules, car le bureau du commandant est installé dans une ferme, comme la salle des renseignements l’est dans une école. Je n’opposerai pas l’été, les fruits qui mûrissent, les poussins qui prennent du poids, les blés qui lèvent, à la mort si proche. Je ne vois pas en quoi le calme de l’été contredirait la mort, ni en quoi la douceur des choses serait ironie. Mais une idée vague me vient : « C’est un été qui se détraque. Un été en panne…» J’ai vu des batteuses abandonnées. Des faucheuses-lieuses abandonnées. Dans les fossés des routes, des voitures en panne abandonnées. Des villages abandonnés. Telle fontaine d’un village vide laissait couler son eau. L’eau pure se changeait en mare, elle qui avait coûté tant de soins aux hommes. Tout à coup une absurde image me vient. Celle des horloges en panne. De toutes les horloges en panne. Horloges des églises de village. Horloges des gares. Pendules de cheminée des maisons vides. Et, dans cette devanture d’horloger enfui, cet ossuaire de pendules mortes. La guerre… on ne remonte plus les pendules. On ne ramasse plus les betteraves. On ne répare plus les wagons. Et l’eau, qui était captée pour la soif ou pour le blanchissage des belles dentelles du dimanche des villageoises, se répand en mare devant l’église. Et l’on meurt en été…
C’est comme si j’avais une maladie ; Ce médecin vient de me dire : « C’est bien embêtant…» Il faudrait donc penser au notaire, à ceux qui restent. En fait, nous avons compris, Dutertre et moi, qu’il s’agit d’une mission sacrifiée :
— Étant donné les circonstances présentes, achève le commandant, on ne peut pas trop tenir compte du risque…
Bien sûr. On ne « peut pas trop ». Et personne n’a tort. Ni nous, de nous sentir mélancoliques. Ni le commandant, d’être mal à l’aise. Ni l’état-major, de donner des ordres. Le commandant rechigne parce que ces ordres sont absurdes. Nous le savons aussi, mais l’état-major le connaît lui-même. Il donne des ordres parce qu’il faut donner des ordres. Au cours d’une guerre, un état-major donne des ordres. Il les confie à de beaux cavaliers, ou, plus modernes, à des motocyclistes. Là où régnaient la pagaille et le désespoir, chacun de ces beaux cavaliers saute à bas d’un cheval fumant. Il montre l’Avenir, comme l’étoile des Mages. Il apporte la Vérité. Et les ordres reconstruisent le monde.
Ça, c’est le schéma de la guerre. L’imagerie en couleur de la guerre. Et chacun s’évertue, de son mieux, à faire que la guerre ressemble à
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