Pilote de guerre
minuit pour prendre des ordres. Le Groupe 2/33 a sommeil. La flamme du grand feu s’est changée en braise. Le Groupe paraît tenir encore, mais ce n’est là qu’une illusion. Hochedé interroge tristement son fameux chronomètre. Pénicot, dans un angle, la nuque contre le mur, ferme les yeux. Gavoille, assis sur une table, le regard vague et les jambes pendantes, fait la moue comme un enfant près de pleurer. Azambre vacille sur un livre. Le commandant, seul alerte, mais pâle à faire peur, papiers en main sous une lampe, discute à voix basse avec Geley. « Discute », d’ailleurs, n’est qu’une image. Le commandant parle. Geley hoche la tête et dit : « Oui, bien sûr. » Geley se cramponne à son « Oui, bien sûr. » Il adhère de plus en plus étroitement aux énoncés du commandant, comme l’homme qui se noie au cou du nageur. Si j’étais Alias je dirais, sans changer de ton : « Capitaine Geley… vous serez fusillé à l’aube…» Et j’attendrais la réponse.
Le Groupe n’a pas dormi depuis trois jours, et tient debout comme un château de cartes.
Le commandant se lève, va à Lacordaire, et le tire d’un rêve, où Lacordaire, peut-être, l’emportait sur moi aux échecs :
— Lacordaire… vous partirez au petit jour. Mission rase-mottes.
— Bien, mon Commandant.
— Vous devriez dormir…
— Oui, mon Commandant.
Lacordaire se rassoit. Le commandant, qui sort, entraîne Geley dans son sillage, comme il tirerait un poisson mort au bout d’une ligne. Voilà sans doute, non trois jours, mais une semaine que Geley ne s’est pas couché. Ainsi qu’Alias, non seulement il a piloté ses missions de guerre, mais il a porté sur les épaules la responsabilité du Groupe. La résistance humaine a des limites. Celles de Geley sont franchies. Les voilà, cependant, qui partent tous deux, le nageur et son noyé, à la poursuite d’ordres fantômes.
Vezin, soupçonneux, est venu à moi. Vezin qui, lui-même, dort debout, comme un somnambule :
— Tu dors ?
— Je…
J’ai appuyé ma nuque contre le dossier d’un fauteuil, car j’ai découvert un fauteuil. Moi aussi je m’endormais, mais la voix de Vezin me tourmente :
— Ça finira mal !
Ça finira mal… Interdiction a priori … Finira mal…
— Tu dors ?
— Je… non… qu’est-ce qui finira mal ?
— La guerre.
Ça, c’est neuf ! Je me renfonce dans mon sommeil. Je réponds vaguement :
— … quelle guerre ?
— Comment : « Quelle guerre ! »
Cette conversation n’ira pas loin. Ah ! Paula, s’il était pour les Groupes aériens des gouvernantes tyroliennes, le Groupe 2/33 tout entier serait au lit depuis longtemps !
Le commandant pousse la porte en coup de vent :
— C’est décidé. On déménage.
Derrière lui se tient Geley, bien réveillé. Il remettra à demain ses « oui, bien sûr ». Il empruntera pour d’épuisantes corvées, cette nuit encore, sur des réserves qu’il s’ignorait lui-même.
Nous, on se lève. On dit : « Ah… bon…» Que dirions-nous ?
Nous ne dirons rien. Nous assurerons le déménagement. Lacordaire seul attendra l’aube pour décoller, afin de remplir sa mission. Il rejoindra directement, s’il en revient, la nouvelle base.
Demain, nous ne dirons rien non plus. Demain, pour les témoins, nous serons des vaincus. Les vaincus doivent se taire. Comme les graines.
DU MÊME AUTEUR
Aux Éditions Gallimar d
COURRIER SUD , roman .
VOL DE NUIT , roman .
TERRE DES HOMMES , récit .
PILOTE DE GUERRE , récit .
LETTRE À UN OTAGE , essai .
LE PETIT PRINCE , récit, illustré par l’auteur .
CITADELLE , essa i .
LETTRES DE JEUNESSE .
CARNETS .
LETTRES À SA MÈRE , Édition revue et augmentée en 1984 .
UN SENS À LA VIE , essai .
PAGES CHOISIES .
LETTRES DE JEUNESSE À L’AMIE INVENTÉE .
ÉCRITS DE GUERRE 1939-1944.
Cahiers SAINT-EXUPÉRY
CAHIERS I .
CAHIERS II .
CAHIERS I II .
Bibliothèque de la Pléiade
ŒUVRES .
Impression Bussière Camedan Imprimeries
à Saint-Amand (Cher),
le 4 avril 1997.
Dépôt légal : avril 1997.
1 er dépôt légal dans la collection : septembre 1976
Numéro d’imprimeur : 1/1038.
ISBN 2-07- 036824-6/I mprimé en France.
8160 9
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