Pour vos cadeaux
qu’on a modifié la toile de
fond par un souci de correspondance dramatique, mais, du coup, cette collusion
temporelle, c’est comme si le père disparaissait la nuit de la naissance de son
fils. Décidément, à cette heure tragique, la mort et la naissance se livraient
à un curieux chassé-croisé. Mais, de fait, à chaque anniversaire on ne manquait
pas de me rappeler cette venue au monde dans le clair-obscur de la flamme
orangée des lampes à pétrole au milieu des hurlements de la tempête. Ce qui,
par la suite, en dépit d’un aspect insolite, se révélait gênant, cette
naissance au domicile familial, au moment de remplir les fiches d’identité. En
face de la mention né à, il semblait plus valorisant pour l’ego d’inscrire
Nantes, Paris, ou New-York, plutôt que cette apparition en rase campagne, ce
soupçon d’arriération. Mais pas facile d’expliquer à qui ne le demandait pas
que ce choix, pour anachronique qu’il parût, renvoyait à un raté cruel de la
modernité, qu’en filigrane se découpait la chétive silhouette bleu pourpre du
petit cholérique.
Puis elle remettait ça, notre mère, la vie et tout ce qui va
avec, seize mois plus tard pour la petite dernière, pas franchement désirée, de
sorte que le père, à qui elle fit payer par une migraine ostentatoire son
inattention d’un soir, partit cette fois sur les routes au lieu de se contenter
d’un emploi dans la ville voisine.
Dans ses derniers jours, alors qu’elle reposait, décharnée,
sur son lit d’hôpital, incroyablement vieillie, comme si le temps à coups de
perfusions avait décidé d’accélérer l’allure, de lui faire prendre vingt ans en
quelques semaines, de sorte que, nous qui étions persuadés qu’elle était de
cette même race robuste qui avait vu sa mère et sa grand-mère dépasser
allègrement le cap des quatre-vingt-dix ans, nous avions une anticipation de ce
qu’eût été notre mère à cet âge, parmi ses dernières paroles, dans un
demi-sanglot, elle confia que toute sa vie elle avait eu le sentiment de faire
son devoir. Et la forme était presque interrogative, comme si elle tenait à ce
qu’on lui accordât cette reconnaissance. Que durant toutes ces années de
travail, seule dans son magasin, elle avait réussi cet exploit que nous ne
manquions de rien, et que c’était sa façon à elle, ne se payant pas de mots, ne
croyant qu’aux actes, de dire son amour. Comme si elle redoutait qu’au final
nous lui tendions un cahier de doléances, dans lequel elle aurait pu lire dans
la colonne débit ce qui n’était pas de son ressort, le fait, par exemple, que
les enfants n’étaient peut-être pas son fort ou que pour les manifestations de
tendresse elle était un peu à court. Comme si par cette revendication du devoir
accompli au prix d’un labeur acharné, de même qu’on ne fait pas grief d’un
manque de résultat à un élève sérieux et travailleur, elle cherchait à se
couvrir, prévenant ainsi tout reproche passé, présent et à venir. Mais ce qui
revenait aussi, cet aveu, à nous faire passer que sa vie, cette vie
d’astreintes, n’avait pas été une partie de plaisir, et que nous y avions été
pour quelque chose.
Pour une part importante on veut bien le croire, inutile de
revenir sur ses drames. Qu’elle ait ensuite consacré l’essentiel de ses forces
à nous élever, entendu. Mais d’un autre côté, depuis vingt ans, si elle
continuait de faire son devoir, il était abusif qu’elle cherchât à nous faire
porter le chapeau. Nous n’y étions désormais plus pour rien. Ni bénéficiaires,
ni demandeurs. Même si pendant cette période elle avait pu se faire à distance
quelques soucis pour son fils dont on pouvait craindre qu’il ne donnât pas
grand-chose, son cas, aussi désespéré fût-il, ne relevait tout de même pas de
la haute cour de justice, pas même du fait divers, ou alors d’un très banal, si
l’on considère qu’il n’était pas le seul à se fourvoyer dans l’estimation de
ses talents, ce qui ne vaut pas trois lignes dans la rubrique enfant ayant mal
tourné. Les ratages, on peut aussi considérer que c’est la loi du genre,
c’est-à-dire du genre humain. Pas de quoi en faire un drame. A moins qu’elle
n’estimât faire encore son devoir en répliquant à ceux, plus ou moins bien
intentionnés, qui, espérant peut-être la mettre dans l’embarras ou rabaisser le
caquet de l’un et de l’autre, lui demandaient des nouvelles de son
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