Pour vos cadeaux
n’en doute, l’heure est grave, avant même
d’être déclarée cette guerre vient de faire une victime, même si, alors que le
grand corps s’est effondré brutalement, on ne sait pas d’où le coup est parti.
Mais elle est prête, comme ces femmes qui ramassent les armes de l’époux tombé
et font preuve soudain d’une vaillance surprenante, d’une énergie insoupçonnée,
alors qu’il suffisait de prendre en compte la somme de pas et de gestes pour
calculer la phénoménale puissance de celles-là, comme s’il fallait que celui-là
s’effondre, qui faisait écran, pour s’en apercevoir. Mais cette fois nous y
sommes. La stupeur est telle que nous ne percevons que l’imminence de la fin
d’un monde. Il nous semble qu’elle va être entraînée dans la chute de celui qui
avait empire sur elle, ou, comme jadis, qu’on exigera d’elle qu’elle s’immole
et suive le prince dans sa tombe. Ses poings qui font résonner sourdement le
mur de soutènement, ses cris, comment ne pas être alarmé par le spectacle de notre
emmurée ?
Nous n’aurions pourtant pas dû douter de sa force. Elle a
accumulé pendant ses années d’internement de quoi renverser des montagnes. Ce
tapage de détenu qui communique sa présence au monde des vivants annonce
l’imminence de son évasion. Pour cela elle appelle à son secours Emile, le
magicien prodigieux, celui qui est en mesure de dématérialiser une pièce de
monnaie, de la remplacer en un claquement de doigts par une autre d’une valeur
différente. Nous allons assister à un formidable tour de passe-passe, plus fort
que celui de la malle des Indes. Il faut imaginer un voile jeté sur la croix,
un spectateur invité ensuite à tirer dessus d’un coup sec et découvrant médusé,
à la place du crucifié, un envol de colombe. Nous n’aurions pas dû douter. Il
nous revient maintenant comment, pour lui permettre de s’évader, elle fit
s’écrouler la prison d’Edmond Dantès, alias le comte de Monte-Cristo, en
lâchant sur Nantes, le seize septembre mil neuf cent quarante-trois, des tonnes
de bombes qui firent voler en éclats le château d’If, le cinéma Le Katorza et
la ville. Vingt ans après, comme Edmond Dantès se substituant au corps de
l’abbé Farias dans le sac que les gardiens de la forteresse vont jeter à la
mer, comme Edmond Dantès, pour sortir de l’ombre, elle va prendre la place du
mort.
II
Elle ne lira pas ces lignes, la petite silhouette opiniâtre
qui courait après le temps perdu, traversant la vie à sa manière toujours
pressée, en trottinant sur ses inévitables petits talons, la tête rentrée dans
les épaules, le front volontaire, les bras le plus souvent chargés de colis,
comme si elle cherchait à combler son retard, ayant tellement mieux à faire que
de prendre littérairement la pose, nous suggérant à son passage éclair dans le
couloir, par la porte ouverte de la cuisine où nous sommes attablés, tandis
qu’elle court chercher dans l’entrepôt le verre manquant d’un service vendu dix
ans plus tôt : commencez sans moi, ou, ne m’attendez pas, et que,
comprenant immédiatement de quoi il retourne, nous choisissons prudemment de
placer la soucoupe au-dessus de sa tasse afin de maintenir son café au chaud,
qu’elle boira froid de toute façon, car elle ne reviendra pas de sitôt et elle
déteste le café réchauffé, mais, maintenant que le magasin est ouvert, jusqu’à
l’heure de sa fermeture, nous devrons composer avec notre comète laborieuse.
Ce qui nous a agacés longtemps, cette impression de ne pas
faire le poids face à la raison du commerce, de passer après madame X et le
verre brisé de son service auquel elle tient tant car c’est un cadeau de son
mariage, reçu de son oncle et de sa tante, ceux qui habitent dans le village
de, informations de toute première importance dont maman scrupuleusement nous
tiendra informés, tandis qu’entre deux coups de sonnette à la porte du magasin,
debout près de la cuisinière en émail blanc, elle avale d’une traite son café
froid en grimaçant, s’apprêtant immédiatement à reprendre son service,
glissant, au moment de reposer tasse et soucoupe sur la table : chaud,
c’est quand même meilleur, avant de voler vers le nouvel arrivant, qu’elle
présuppose être une arrivante, puisque dans le couloir, avant même de pousser
la porte battante qui donne accès au magasin, elle lance : une seconde,
madame, j’arrive, et ce n’est
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