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Pour vos cadeaux

Pour vos cadeaux

Titel: Pour vos cadeaux Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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grand
garçon : il vit sa vie, accompagnant sa formulation lapidaire d’un geste
évasif, censé évoquer à la fois un espace de rêverie et un principe
d’incertitude. Réponse sans appel qui autorisait le quémandeur à changer
sur-le-champ de sujet.
    La réalité, c’est que, depuis qu’elle avait pris les rênes
du magasin, sens du devoir ou non, elle ne semblait pas pressée d’y renoncer, y
prenant même un plaisir de plus en grand à mesure que ses affaires florissaient
et qu’on venait de plus en plus loin pour la consulter, au point de laisser
passer l’âge-couperet de la retraite, rétorquant à ceux qui s’inquiétaient de
la voir continuer au mépris des lois du travail, comme si par son entêtement
elle mettait en péril tout le système de protection sociale : La
retraite ? Jamais. Ce qui, cette directe façon de ne pas aller par quatre
chemins, renvoyait son interlocuteur dans les cordes, obligé de lui concéder
que tant qu’on a la santé, et quel était ce caprice du calendrier qui décidait
qu’un jour on était apte et le lendemain plus bon à rien, et donc elle avait
bien raison. D’ailleurs si, forcée d’aborder le sujet, elle évoquait
l’éventualité d’un arrêt de ses activités, c’était toujours avec l’idée que
bien sûr, certainement, un jour, qu’elle était suffisamment lucide pour
admettre qu’il n’était pas raisonnable de penser qu’elle pourrait tenir à ce
rythme jusqu’à quatre-vingts ans, mais dans l’absolu, comme elle se proposait
d’une année sur l’autre de fixer cette échéance à la fin de l’an prochain, la
probabilité était grande qu’elle franchît le millénaire aux commandes de son
navire marchand.
    Et la raison de cet acharnement, qui faisait qu’elle n’avait
pas du tout envie de passer la main, c’est qu’elle estimait sans doute n’avoir
pas eu son content. Naître un lendemain de Noël à quarante et un ans,
l’espérance de vie s’en trouve forcément réduite. Ça vous laisse la vie de
Jésus ou de Mozart, mais la jeunesse en moins, de sorte qu’on ne vous permet
pas les errements, les expériences hasardeuses, il faut d’emblée atteindre à la
maturité, faire ses preuves, si bien que la rapidité avec laquelle notre mère
s’est acclimatée fait d’elle un génie plus précoce que tous ceux répertoriés.
Comptons : dix ans pour sortir la tête hors de l’eau, retrouver ses
esprits, se libérer de la contrainte familiale, prendre conscience de ses
capacités, procéder à de judicieuses innovations, et, une fois la machine bien
lancée, si l’on se fixe l’âge légal de la retraite, il restait à notre mère
quatorze ans pour donner la pleine mesure de ses talents. Comprenez qu’au
moment où elle récoltait les dividendes de son labeur il était cruel de la stopper
en plein élan. Quoi, déjà ? Pas de dispense pour ceux qui ont pris la vie
en cours ?
    La retraite, de même que pour ses deuils, selon son principe
de la vie inversée, elle l’a faite avant : quarante et un ans d’une vie
modèle consacrée à la récollection, c’est-à-dire à respecter les principes et
les consignes des bons pères, le sien et celui de ses enfants, passant sans
transition de l’un à l’autre, sans prendre le temps entre les deux d’aller voir
le monde, ou juste le temps, ce seize septembre mil neuf cent quarante-trois, à
Nantes, de prendre le ciel sur la tête, ne devant d’être encore en vie qu’à ce
cousin qui l’entraîne dans les caves du café Molière. Et c’est vrai que, si
l’on ne peut pas faire un pas au-dehors sans recevoir des millions de tonnes de
bombes, si c’est ce qu’on appelle la vie, il est plus prudent de rester à
couvert, ce qu’elle fit, mère et épouse modèle, silencieuse, dont les milliers
de pas et de gestes semblaient si naturels qu’on les remarquait à peine. Car
bien sûr il y a une vie avant la mort, mais comme en attente, involutée,
jusqu’à ce soir du vingt-six décembre où sonne brutalement son heure, alors que
dans la salle de bains voisine son homme entre en agonie et qu’elle martèle la
cloison pour appeler à son secours l’oncle Emile, lequel, s’il a la télévision,
pour ne pas être dérangé quand il la regarde, n’a pas le téléphone, c’est
pourquoi, alors qu’elle a sans doute tenté en vain d’appeler le médecin, elle a
recours à ce procédé rudimentaire digne de la brousse, à ce roulement de
tambour de guerre. Car, personne

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