Refus de témoigner
s’appelait Laura, et
je la connaissais depuis ma plus tendre enfance. Laura n’était donc pas un
oiseau ordinaire, mais un membre attitré de la grande famille, depuis des temps
immémoriaux, c’est-à-dire antérieurs à ma propre mémoire. En ma présence, un
terrier à poil dur, dégénéré et détraqué, l’attrapa et la déchiqueta. Les
grandes personnes crièrent et gesticulèrent, ordonnant en vain au chien de
lâcher le perroquet. Sans se soucier d’obéir, le chien se glissa sous le divan
et ne lâcha pas l’oiseau qui piaillait, jusqu’à ce qu’il n’en reste que des lambeaux
sanglants. J’étais sur le seuil et je hurlais sans discontinuer.
Et désormais l’Autriche prit le nom de « Ostmark [7] » ; le
directeur vint en personne dans la classe pour nous expliquer le salut
hitlérien. Il montra comment faire, et la classe l’imita, sauf les enfants
juifs, qui dorénavant devaient se mettre au fond et ne pas saluer comme ça. Le
directeur était gentil, l’institutrice était embarrassée, si bien qu’avec un
optimisme indéfectible je me demandai s’il fallait prendre ce traitement d’exception
comme une distinction honorifique ou une dégradation. Car enfin les grandes
personnes savaient bien que notre pays avait été envahi. Tout le monde ne
pouvait tout de même pas être nazi.
En travaux manuels, les petites camarades apprirent alors à
coller des croix gammées sur des papiers de couleur, et les quatre à six Juives
que nous étions pouvaient coller ce qu’elles voulaient, ce qui était bien
sympathique, sauf qu’en même temps ça ne l’était pas du tout. De temps à autre,
les filles aryennes venaient nous faire admirer ce qu’elles avaient fabriqué de
joli. On comparait et critiquait. Mais ça ne pouvait pas durer comme ça, les
pouvoirs publics furent obligés de se rendre à l’évidence. Nous fûmes exclues
des écoles publiques et nous eûmes les nôtres.
J’avais été très accessible à un sentiment patriotique pour
mon pays natal. Cela allait du siège des Turcs (et de nos croissants du petit
déjeuner, dont la forme se moquait de ces ennemis) jusqu’aux colonnes baroques
commémorant les pestes et à l’histoire d’Augustin avec sa cornemuse, tombant
saoul dans la fosse commune, dormant sous les cadavres et s’en tirant indemne. Le
rescapé du charnier, échappant à la contagion, indestructible, dédaigneux et
aimable. (Mais là je vais trop loin, ce sont déjà des idées d’une époque
ultérieure de ma vie.) Une fois les Allemands repartis, me suis-je dit
longtemps, tout cela sera de nouveau mon passé, ma mythologie, et la ville
redeviendra un lieu où je serai chez moi. Entre-temps, il s’agissait de ne pas
se laisser ôter la foi en « le vert des sapins et l’or des épis », la
foi en un pays qui s’appelait l’Autriche et non la « Ostmark »,
et où les Allemands n’avaient rien à faire. Je composais dans cet esprit
quelques vers patriotiques que je montrais à ma mère, et pour la première fois
je connus la honte d’une critique implacable. En larmes, je plaidai pour l’autre
Autriche, la vraie, elle existe pourtant bien, vous le dites souvent vous-mêmes,
c’est de cette Autriche que je parle ! Rien à faire. Ma mère ne voulait
pas entendre parler de mon patriotisme.
Et dès lors que ma foi en l’Autriche était ébranlée, je
devins juive pour me défendre. Avant même d’avoir sept ans, donc dès les
premiers mois qui suivirent l’ Anschluss, j’abandonnai le prénom que j’avais
porté jusque-là. Avant Hitler, pour tout le monde j’étais la petite Susi ;
désormais, je tins à l’autre prénom que j’avais aussi – et à quoi bon l’avoir, si
je n’avais pas le droit de l’utiliser ? Je voulais un nom juif, compte
tenu des circonstances. Personne ne me signala que Suzanne était tout aussi
biblique que Ruth. Chez nous, on ne connaissait guère la Bible. Je me mis à
corriger les adultes avec obstination lorsqu’ils m’appelaient par mon ancien
prénom et, chose étonnante, ils s’y plièrent, en souriant, avec agacement ou en
m’approuvant. C’était la première fois que j’imposais quelque chose par mon
entêtement, et j’ai conquis ce nom sans savoir à quel point il était judicieux :
ce nom qui signifie « amie », le nom de la femme qui s’exile parce qu’elle
met l’amitié au-dessus de son clan d’origine. Car Ruth émigre non à cause de sa
foi, mais à cause de sa
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