Refus de témoigner
“Alma, Alma, monte, comme tu es
là, avec l’enfant, tout de suite, sinon nous ne nous reverrons jamais.” »
Ce ne peut pas être vrai, j’étais à la maison. Elle oublie, elle confond, elle
invente. Mais il est exact que je voulais partir. Et je me disais : s’il
voulait, il pourrait m’emmener. Mais il ne veut pas parce que je me suis mal
conduite, et que je l’embarrasserais. Il aurait pu me mettre sur son passeport,
il en avait été question, je l’ai ensuite oublié et refoulé, ma mère vient de
me le confirmer. « Viktor t’avait sur son passeport et voulait d’ailleurs
t’emmener tout de suite. » Et pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? Elle ne
le dit pas, pas plus qu’on ne me l’a dit à l’époque. Ou bien elle n’a pas voulu
me laisser partir, ou bien c’est lui qui n’a pas voulu m’avoir avec lui. Il n’y
a pas d’autre possibilité. Alors, je n’ai même pas eu le droit d’aller à la
gare. Parce que c’était le soir et que les enfants ne doivent pas se coucher si
tard. C’était un mauvais prétexte. Peut-être ma mère avait-elle peur qu’au
dernier moment, lui et moi, nous montions ensemble dans le train. Le lit, c’était
toujours une espèce de prison. On nous y envoyait quand il se passait des
choses, et je me disais en pleurnichant qu’ils vous refusaient tout ; ils
m’ont refusé même des petits plaisirs simples, on ne savait jamais pourquoi ils
vous refusaient quelque chose.
Ma mère voit mon père comme un homme faible, sensible, tandis
que je le vois comme un être d’une autorité absolue et cependant fausse, un
tyran d’un rayonnement merveilleux, sur lequel on ne pouvait finalement pas
compter, puisqu’il n’est pas revenu. Pour moi il est double : coléreux et
impénétrable, et puis inversement léger et gai, et l’ultime instance en toutes
choses. Sa joie de vivre : tous ceux qui l’ont connu en parlent. Et sa
capacité de jouir du moment présent. Son rire de ventre : je l’entends
encore. Il était capable de se tordre de rire. Je ris parfois de la même manière,
peu féminine ou du moins peu digne d’une dame, me suis-je entendu dire. Juste
comme la fille de mon père, me dis-je alors.
Si seulement je pouvais m’approprier la mémoire de ma mère
pour compléter la mienne et me frayer un chemin jusqu’à mon propre passé !
Si elle était plus fiable ; mais elle arrange le monde à sa convenance, autant
qu’elle peut. Et cependant, je lui repose toujours des questions, à cette vieille
dame. Ces murs des premiers souvenirs ! Si seulement je pouvais voir ce
qui hante sa tête ! Si seulement on pouvait prendre ce dont se souvient
une autre, sans les lissages et les enjolivures qui éliminent par filtrage, dans
le récit ultérieur, le sable et les graviers du vécu réel ! Son image de
lui a son unité, la mienne est confuse ; elle l’a connu, moi à peine, si
bien qu’il est devenu un meuble indéplaçable dans mon ménage intellectuel, imbibé
des flots d’événements ultérieurs, comme un élément de mobilier qui pourrit
sans qu’on puisse le pousser de côté ni encore moins le jeter.
Mais récemment, au téléphone, où sa surdité croissante fait
qu’elle ne me comprend plus qu’à peine, ma très vieille mère m’a dit tout d’un
coup que mon père prétendait souvent être incapable de jouer des coudes, de se
défendre, de se mettre en avant ou de s’imposer. J’ai dressé l’oreille, les
paroles citées sonnaient juste, un morceau de réalité. Jouer des coudes. Comme
on étudie tout, on sait aussi aujourd’hui exactement comment on mourait dans
les chambres à gaz. Dans l’agonie, les forts marchaient sur les faibles, c’est
ainsi que les cadavres des hommes se retrouvaient toujours dessus, ceux des
enfants tout en bas. Est-ce que mon père a marché sur des enfants, sur des enfants
comme moi, au moment où il étouffait ? Mais il était incapable de jouer
des coudes, et à la sortie de mon premier jour d’école il était tout au fond, appuyé
à la grille. Celui qui étouffe a atteint les limites de la liberté, et piétine
alors tout de même les autres ? Ou bien y a-t-il là des différences, des
exceptions ?
C’est important, la manière et l’endroit, et pas seulement
la nature de ce qui vous arrive. Même s’agissant de la mort. Surtout de cette
mort, surtout de ces morts-là ; parce qu’il y en a eu tant, celle qu’on a
connue change beaucoup de choses.
VI
Voilà pourquoi
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