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Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Ruth Klüger
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belle-mère Noémi, qu’elle ne veut pas laisser partir
seule. Elle est fidèle à un être, et cet être n’est justement pas l’homme qu’elle
aime ou qu’elle a épousé, c’est une fidélité librement choisie, de femme à
femme et par-delà l’appartenance ethnique. (Cette lecture du Livre de Ruth, aucun
théologien ne me la fera lâcher, et encore moins si c’est un homme. Je veux
bien vous faire cadeau du Livre d’Esther ou des Maccabées, ceux-là je n’en ai
pas besoin. Ces fables de victoire par le sexe et la violence, vous pouvez les
lire dans un sens aussi nationaliste et chauvin que vous voulez.)
    Seule ma vieille grand-mère m’appela jusqu’à sa mort Susi. Elle
est morte à Theresienstadt, aucun de ses neuf enfants n’était auprès d’elle, il
n’y avait que sa belle-fille, autrefois gâtée, mais qui montra là une affection
filiale touchante : ma mère. Les autres avaient émigré, croyant tous que
personne n’irait faire du mal à une vieille femme. Ou à un enfant, comme le
plus jeune de ses petits-enfants : Susi.
    Nous étions émancipés, mais non assimilés. C’est peut-être
couper les cheveux en quatre que de noter cette différence, mais elle nous
importait. Le jour du Grand Pardon, les adultes s’abstenaient de boire et de
manger du coucher du soleil jusqu’au soir suivant : être adulte, c’était
entre autres avoir le droit de jeûner. Quand j’aurai treize ans, j’aurai le
droit aussi. Dix jours avant le Grand Pardon du Yom Kippour*, il y avait Rosh Hashanah*, le Nouvel An ; on fêtait la création du monde, et c’était
l’occasion d’aller pour une fois à la synagogue. J’étais assise en haut avec
les femmes, j’entendais les hommes prier en bas dans une langue que je ne
comprenais pas, et je m’ennuyais à mourir. Chez nous il y avait du porc et du
jambon, mais tu voudras bien respecter les nombreux Juifs, y compris dans la
famille, qui n’en mangent pas, et fais-moi le plaisir de ne pas t’empiffrer de
tartines de matsah* au jambon devant des gens que ça pourrait choquer. Ce
propos de mon père (ou de mon grand-père maternel ?) se voulait une
plaisanterie pédagogique, et provoqua l’amusement général. La matsah, le
pain azyme de la Pâque, était une bonne chose une fois par an, mais contrairement
à ce qui se passait chez les Juifs pieux, chez nous il y avait aussi du pain
ordinaire même la semaine de Pessah*. Du reste on estimait que les
prescriptions de la kasherouth*, pour les gens d’aujourd’hui, étaient
une ânerie, datant d’une époque et d’un pays où il était dangereux de consommer
du porc. C’étaient des règles d’hygiène. Moïse était rationaliste. Et nous, depuis
toujours, le peuple des Lumières.
    Ainsi, je prenais conscience de mon judaïsme. Mais être juif,
ça voulait dire quoi ? À l’école, on m’avait inscrite comme étant de « confession
mosaïque ». Le mot m’était inconnu. Une mosaïque, j’en avais une dans mes
jouets. Mais non, « mosaïque » n’a rien à voir avec la mosaïque, ça
vient de Moïse, notre législateur – éclairé, justement. Rien d’étonnant à ce
que j’aie ignoré le mot : c’était un euphémisme, comme si le mot « juif »
avait été dévalué par la bave antisémite. Dans les cours de religion « mosaïque »,
un gentil vieux monsieur racontait des histoires de la Bible, nous les faisait
même parfois jouer à plusieurs. Les enfants chrétiens, à qui je demandais
comment était leur professeur de religion, étaient moins contents : il y
avait trop à apprendre par cœur. Cela ne me paraissait pas si terrible, mais
que Dieu ait eu un fils, c’était invraisemblable : ce sont les hommes qui
ont des enfants, Dieu n’est pas un homme.
    À la fin de 1938, nous devions encore avoir la bonne qui, peu
après, n’eut plus le droit de rester chez nous, car elle me donna une sucrerie
provenant de son petit arbre de Noël. Quand j’appris d’où venait cette
friandise, je la recrachai : rien de chrétien ne devait toucher mes lèvres
de Juive. Je m’aperçus alors que j’avais blessé la donatrice et j’en fus
effrayée. J’avais voulu manifester quelque chose, et j’avais appris que les
gestes symboliques sont comme des girouettes et, selon le vent, peuvent
désigner les quatre points cardinaux. Désarçonnée dans l’assurance de mon bon
droit, je lui aurais pour un peu demandé une autre friandise afin que nous nous
réconciliions – la

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