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Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Ruth Klüger
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planche pourrie en plein naufrage.

IX
    Ce devait être en 1940, j’avais huit ou neuf ans ; au
cinéma à côté, on jouait Blanche-Neige. Ce célèbre film de Walt Disney
repasse encore très régulièrement dans les grands cinémas américains, et quand
il est au programme c’est toujours une fête pour les passionnés de Disney, petits
et grands. Depuis mon premier dessin animé de Mickey que j’étais allée voir
avant l’ Anschluss avec la gouvernante et que j’avais adoré, j’ai
toujours aimé aller au cinéma, je voulais donc aussi à tout prix voir ce
film-là, seulement en tant que Juive je n’avais pas le droit. Je m’en plaignais
ou pestais là contre, selon les moments, jusqu’au jour où ma mère suggéra tout
simplement que j’y aille, un point c’est tout.
    C’était dimanche, on nous connaissait dans le voisinage, aller
au cinéma dans ce quartier, c’était un défi. Ma mère était persuadée que
personne ne se soucierait qu’il y eût un enfant de plus ou de moins dans la
salle ; elle me laissa entendre, d’une part, que je me donnais plus d’importance
que je n’en avais, d’autre part, que j’étais honteusement lâche. Je ne pouvais
pas laisser peser sur moi ce soupçon, je partis donc, je choisis les places les
plus chères, une loge, pour ne pas me faire remarquer, et je me retrouvai juste
à côté de la fille du boulanger du coin, âgée de dix-neuf ans, avec ses frères
et sœurs plus jeunes, une famille de nazis convaincus.
    J’ai transpiré d’un bout à l’autre de la représentation et
jamais, ni avant ni après, je n’ai aussi peu vu un film que j’étais venue voir.
J’étais sur des charbons ardents, entièrement préoccupée de savoir si la fille
du boulanger lorgnait vraiment sur moi d’un air méchant, ou si ce n’était qu’une
impression. Les bassesses de la marâtre de Blanche-Neige se noyaient sur l’écran
en une bouillie de cruauté factice remâchée, tandis que moi j’étais vraiment
encerclée et dans un pétrin complet.
    Pourquoi ne me suis-je pas levée et ne suis-je pas partie ?
Peut-être pour ne pas me retrouver face à ma mère, ou parce que je pensais que
précisément en me levant et en partant j’attirerais l’attention sur moi, ou
uniquement parce qu’on ne sort pas du cinéma avant qu’un film soit fini, ou
plus vraisemblablement encore, parce que j’avais tellement peur que je ne
pouvais plus penser. Je ne sais même pas pourquoi nous ne sommes pas tous
partis de Vienne à temps, et peut-être y a-t-il une vague parenté entre cette
question et mon attitude au cinéma.
    Quand la lumière s’alluma dans la salle, je m’apprêtai à
laisser passer les autres, mais mon ennemie se posta là et attendit. Ses cadets
s’impatientaient. L’aînée dit « Tenez-vous tranquilles », en me
regardant d’un air sévère. Comme je l’avais redouté, le piège s’était refermé. C’était
la terreur absolue. La fille du boulanger mit encore ses gants, se planta enfin
devant moi, et l’ouragan se déchaîna.
    Elle parlait d’une voix ferme et assurée, dans la pleine
conscience de son origine aryenne, comme il se devait pour une jeune fille
membre du Bund der Deutschen Mädel [8] ,
et qui plus est dans son haut-allemand le plus distingué : « Tu sais
que les gens comme toi n’ont rien à faire ici ? L’accès du cinéma est
légalement interdit aux Juifs. C’est marqué à l’entrée, à la caisse. Tu ne l’as
pas vu ? » Que pouvais-je faire d’autre que répondre par l’affirmative
à cette question rhétorique ?
    Le conte de Blanche-Neige se ramène à la question de savoir
qui a place ou non dans le château du roi. La fille du boulanger et moi, nous
appliquions la formule indiquée par le film. Elle, chez elle, avec devant les
yeux le miroir de sa pureté raciale, moi, également née en ce lieu, mais sans
autorisation, et à cet instant précis exclue, humiliée et à sa merci. Je m’étais
glissée là par tromperie, confirmant le quatrain nazi : « Et le Juif
a pour manière / et il en tire profit / de revenir par-derrière / quand par-devant
dehors on l’a mis. » Même si je considérais comme injuste la loi que j’avais
enfreinte, j’avais honte de m’être fait prendre. Car la honte naît tout simplement
d’être obligé d’avouer qu’on a commis une action interdite, elle n’a souvent
rien à voir avec la mauvaise conscience. Si je n’avais pas été découverte, j’aurais
été

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