Refus de témoigner
lieues. C’est mieux, car parmi ceux qui ont chaussé les bottes
de sept lieues, il y a Schlemihl [6] .
Mais ce point de vue d’enfant recèle une perfidie. Car en m’accordant ainsi le
regard limité de l’ignorance enfantine, je réussis à « rompre le fil »
au moment où les choses deviendraient inconfortables.
Je ne suis pas d’avis qu’on n’a pas le droit d’écrire des
poèmes après Auschwitz. Je pense seulement que les poèmes, outre leurs rythmes
balancés et leurs rimes, sont aussi constitués de phrases lourdes de sens, et
que derrière elles se tapit souvent un autre sens encore, qui consiste dans le
cas présent, dans mon cas, en une peur d’affronter la vérité. Ce qui ne s’exprime
pas ici, c’est la fureur grinçante que nous autres devons tous éprouver un jour
ou l’autre pour répondre comme il convient aux ghettos et aux camps d’extermination ;
c’est l’évidence que les camps furent une gigantesque saloperie, sur laquelle n’a
prise aucune tentative traditionnelle de réconciliation ni aucun culte des
martyrs. Il faut avoir éprouvé cette fureur pour se calmer à nouveau ; et
lorsqu’on l’a éprouvée, on n’écrira plus de poème comme celui-là, plus d’exorcisme
des chambres à gaz, plus d’évocation à coups de bougies et autres jouets.
Et pourtant je ne saurais le rejeter tout à fait, ce kaddish bricolé par la fille, bricolé avec les moyens du bord, et non appris ni récité
dans un temple. C’est mieux que rien, ces mythologies privées, ces fantasmes
maison.
VII
Mais pour commencer, au cours élémentaire, nous avons été,
tous ensemble, des Autrichiens, et nous avons chanté le « chant de
Dollfuss ». Je l’appris facilement par cœur, mais j’avais des difficultés
avec la mélodie et, quand c’était à moi de chanter, la classe était prise d’un
tel fou rire moqueur et joyeux que l’institutrice finit par avoir pitié de moi
et me dispensa, me donnant ma mauvaise note sans plus exiger que j’apporte la
preuve de mon incapacité.
J’ai pour tout ce qui est versifié une mémoire qui n’est ni
sélective ni critique, je n’ai donc pas oublié non plus ce texte plein de
fanatisme. J’ai été obligée de l’apprendre dès ma première année d’école, ce
qui était un peu fort pour des enfants de six ans, et en dit long sur l’instruction
publique dans l’Autriche de Schuschnigg. En voici la première strophe :
Jeunes gens, serrez les rangs,
C’est un mort qui vous conduit.
Il a versé son sang pour l’Autriche,
En véritable Allemand.
La balle assassine qui l’abattit
A arraché le peuple à ses querelles et à son sommeil.
Nous les jeunes, nous sommes prêts
À entrer avec Dollfuss dans les temps nouveaux.
Ce chant eut la vie courte. En mars, c’était l’ Anschluss, et il ne fut plus question de Dollfuss le héros, étant donné que la « balle
assassine » avait été tirée par un nazi, un fasciste en abattant un autre.
À la maison, on était social-démocrate et on ne fut pas
édifié lorsque j’arrivai avec mon chant de Dollfuss. J’entendis prononcer le
nom de « Floridsdorf », première de ces allusions inquiétantes qui
allaient désormais se multiplier. Cela me turlupinait. Je finis par obtenir que
quelqu’un – peut-être la bonne, peut-être ma mère – m’explique à moitié l’énigme :
« À Floridsdorf, Dollfuss a fait tirer sur les ouvriers. » C’était
trop ou trop peu, c’était comme quand on me disait que les enfants sortaient du
ventre de la mère (« mais comment, grand Dieu, comment ? »). Floridsdorf,
c’était terriblement près, et il y avait donc eu là une fusillade provoquée par
le gouvernement ? Je ne savais plus trop que faire de mon patriotisme tout
frais.
Parfois quelqu’un parlait de la guerre mondiale, qui ne s’appelait
pas encore la Première Guerre mondiale. Une histoire racontée par la bonne me
tirait les larmes. Il s’agissait de pain en période de famine. Lorsqu’on en
distribuait, les enfants demandaient toujours le croûton, parce qu’il y avait
davantage à mâcher. Un jour qu’elle avait enfin eu un croûton, la bonne l’avait
fait disparaître dans une cachette. Le lecteur averti a déjà deviné que le
croûton fut volé et que la petite fille resta sur sa faim. Anecdote pathétique
datant de l’époque des cavernes.
Mon premier cadavre fut celui du perroquet (de la
perroquette, plutôt) de mon grand-père. Elle parlait, elle
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