Refus de témoigner
première ayant déjà disparu dans les cabinets. Mais je ne
parvins pas à prendre assez sur moi. J’en restai au malaise provoqué par ma
découverte qu’il pouvait exister des ambivalences morales.
VIII
Je dois reconnaître qu’en fait, je suis une très mauvaise
Juive. Je ne peux pas me souvenir d’une seule fête où je me sois sentie bien. Je
pense surtout à ces soirs du Seder* à Vienne. Ce repas rituel, surchargé
de significations poétiques et symboliques, était tout à fait d’actualité
puisqu’il célèbre la libération du peuple d’Israël par la fuite et l’émigration ; Pessah est en elle-même la fête la plus inventive que l’on puisse
imaginer, mise en scène globale de l’histoire, de la légende et du chant, folklore
et grands repas de famille, et elle conserve jusque dans le cadre le plus
modeste une dimension de somptuosité et d’universalité. Malheureusement, c’est
une fête destinée aux hommes et aux enfants, non pas une fête pour les femmes.
La répartition spécifique des rôles entre les sexes ce
soir-là ne pouvait même pas échapper à une petite fille inexpérimentée comme
moi, car les tantes s’échauffaient toute la journée dans la cuisine à préparer
les plats traditionnels – ce qu’elles devaient faire pour l’occasion sans l’aide
des employées de maison chrétiennes –, lesquels étaient ensuite pour l’aîné des
oncles le support du récit de la sortie d’Égypte. Les tantes n’étaient pas
toujours de bonne humeur ce jour-là, si tant est qu’on pouvait leur adresser la
parole. Un soir de Seder, la sœur de ma mère était assise tout en pleurs,
penchée en avant, les bras sur la table et la tête sur les bras. Pourquoi ?
Elle était superstitieuse et malheureuse parce que nous étions treize à table. Mon
frère, visiblement perturbé, lui dit : « Mais, aujourd’hui, il faut s’asseoir
en s’appuyant au dossier, tante » (c’est un des commandements de la fête).
Mon père, manifestement révulsé, prit son chapeau et quitta la table et la
maison, pour que nous ne soyons plus que douze et que sa belle-sœur cessât de
pleurer. Qui sait, peut-être ne l’avait-elle fait que pour se débarrasser de
lui. Affliction générale de ceux qui étaient restés.
Un autre soir de Seder, j’eus une dispute avec celui de
mes cousins qui venait juste avant moi par rang d’âge. J’étais fermement
persuadée que, maintenant que je savais lire, j’aurais le droit de poser la
question essentielle de la soirée que posait toujours le plus jeune de l’assemblée :
« Pourquoi cette nuit est-elle distincte entre toutes les nuits ? »
Je savais prononcer cette formule capitale du Mah nishtanah* même en
hébreu.
Seulement je n’étais pas le plus jeune, mais la plus jeune, et
mon cousin crut bon de se réclamer de son privilège masculin. Nous nous
disputâmes, l’un plus sûr de lui que l’autre. « Laisse-la donc faire »,
dit enfin un des adultes, excédé, « si elle veut réciter le Mah
nishtanah. Tu es un grand garçon. Tu n’as pas honte. » Le cousin furieux
m’envoya à travers toute la table la Haggadah*, livre de prières sacré
du Seder. La querelle avait été tranchée en ma faveur, mais je n’en
tirai pas grande satisfaction, et on respira lorsque fut terminé le bref
dialogue de questions et de réponses qui fait partie du rituel et avait aussi
fait l’objet du débat.
Ce n’est guère plus tard qu’à New York Friedrich Torberg
composa un poème méditatif sur la Pâque juive où, en cette époque sinistre, lisant
la Haggadah à rebours, il priait le Seigneur de lui épargner la fameuse
question :
Car je resterais muet.
Je ne sais pas pourquoi, Seigneur,
pour tes serviteurs, cette nuit
est distincte entre toutes. Pourquoi ?
Cette strophe me plaît, parce qu’elle est comme un « non »
devant l’autel de la cérémonie nuptiale. C’est offenser Dieu que répondre « je
ne sais pas » à la question de savoir pourquoi la nuit où nous célébrons
la fuite de captivité en Égypte est distincte entre toutes. À l’époque, j’ai
disputé à mon cousin l’honneur de poser cette question. Aujourd’hui, je me
félicite qu’elle soit devenue inconsistante, parce que le peu de foi qui m’a
été donné s’est effrité avant même d’avoir pu s’affermir. Ce serait arrivé même
sans les nazis. Sous le nazisme, ça a été la déception de s’être raccroché à
cette croyance comme à une
Weitere Kostenlose Bücher