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Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Ruth Klüger
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fière de mon audace. En l’occurrence, c’était le contraire : on se
voit dans le miroir d’yeux malveillants, et on ne peut se dérober à l’image qu’ils
renvoient, car la déformation se répercute sur son propre regard jusqu’à ce qu’on
s’y fie, et qu’on se croie soi-même défiguré. Y.B. Yeats, le plus grand poète
irlandais, l’a écrit, et si je n’avais pas appris par cœur dix ans plus tard
seulement ses vers sur le Mirror of malicious eyes, je me serais sans
doute sentie moins mal à l’aise à l’époque.
    Tout se termina néanmoins plus vite que prévu, même si ça me
parut durer bien assez longtemps. Le porte-parole de l’inattaquable légalité ne
trouva plus rien à dire. Si j’osais encore une seule fois me montrer en ce lieu,
elle me dénoncerait, je devais m’estimer heureuse qu’elle ne le fît pas tout de
suite. Je la regardais les yeux écarquillés, réussissant tant bien que mal à
ravaler mes larmes. L’ouvreuse, qui avait tout entendu, puisque nous étions les
derniers dans la salle, m’aida ensuite à enfiler mon manteau et me remit entre
les mains le porte-monnaie que j’aurais oublié en me disant quelques mots pour
me rassurer. Je hochai la tête, incapable de répondre, emplie de gratitude pour
ces bonnes paroles qui étaient une sorte d’aumône.
    Il faisait encore jour, je marchai un peu dans les rues, abasourdie.
Je venais cet après-midi-là de me rendre compte par moi-même, dans ma propre
sphère et très directement, de la situation dans laquelle nous nous trouvions
face aux nazis. Que ma terreur ne fût pas tout à fait justifiée ne changeait
rien au fait que désormais, je le savais. J’avais eu le sentiment de courir un
danger mortel, et ce sentiment ne me quitta plus jusqu’au jour où il fut
pleinement justifié. Sans avoir à l’analyser, j’étais désormais en avance sur
les adultes.
    Je revins à la maison hors de moi et en larmes, furieuse
contre ma mère, et exceptionnellement, cette fois, je trouvai un appui auprès
de tante Rosa. Ma mère se contenta de hausser les épaules : « On n’a
pas idée de s’en prendre à une enfant qui vient de voir un conte de fées ! »
Et s’adressant à moi : « Tu ne vas pas te ravager pour cette chipie. Il
y a des choses bien pires que ça. » Mais c’était précisément ça. N’était-ce
pas déjà assez terrible ? J’avais failli me faire dénoncer. Où commençait
donc le pire ? Comment aurais-je pu savoir ce qui était grave ou non ?
Ma mère pouvait bien dire ce qu’elle voulait, sans doute savait-elle à quel
endroit on se noyait et où la tête se maintenait juste hors de l’eau. Mais moi,
je ne pouvais pas faire la différence, et j’aurais voulu qu’on m’explique le
monde. Qu’y avait-il de pire, et est-ce qu’en dernier ressort ça pouvait être
autre chose que la mort ? Personne ne vous le disait. Pourquoi ne
prenait-elle pas au sérieux ce qui venait de m’arriver, pourquoi ne voulait-on
pas être plus clair ? Que les adultes eux-mêmes ne savaient plus où ils en
étaient, et que j’apprenais plus vite qu’eux, je ne le comprenais évidemment
pas, ou je commençais à peine à le comprendre. J’eus l’impression que je ne
pouvais guère escompter de ma mère que de mauvais conseils. Impression fausse !
Comme tout le monde, ma mère donne tantôt de bons, tantôt de mauvais conseils. Ils
sont parfois le produit de la folie de la persécution, mais parfois aussi du
bon sens et d’une information exacte, parfois de la bienveillance, parfois de
la malveillance, mais le plus souvent d’un instinct confus, mélange mal digéré
d’expériences vécues de tous ordres, sinistre mixture bouillonnante de pensées
et de sentiments. Mon manque de confiance en elle, qui était apparu à l’occasion
de cette malheureuse séance de cinéma, faillit deux ou trois ans plus tard me
coûter la vie, une fois où elle avait raison.

X
    Le rembobinage de la mémoire remonte toujours trop loin. La
plupart de ceux d’entre nous qui ont porté l’étoile juive pensent l’avoir
portée déjà bien plus tôt qu’ils ne l’ont fait. Moi aussi, je me trompe sur ce
point, il faut que je vérifie. C’est précisément que la ségrégation anti-juive battait
son plein avant septembre 1941. Je ne peux pas dire que je l’ai portée avec
déplaisir, l’étoile juive. Dans les circonstances de l’époque, elle semblait
adaptée. Tant qu’à faire !
    Il fallait l’acheter,

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