Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Refus de témoigner

Refus de témoigner

Titel: Refus de témoigner Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Ruth Klüger
Vom Netzwerk:
appartement avec les parents de Hans. Cette tante
reste pour moi la personne qui m’interdisait de boire de l’eau après avoir
mangé des cerises, parce que ça rendait malade, sapant ainsi l’autorité de mon
père absent, qui était tout de même le médecin dans la famille (« Jamais
on ne l’a écouté, il n’avait le droit de rien dire », dit ma mère avec
chagrin) ; la personne qui me confisqua ma vieille collection de billets
de tramway parce que ce n’était pas hygiénique ; la personne qui le matin,
dans la pénombre, tenait à ce qu’on s’empiffre en solitaire à la table de la
cuisine et appelait petit déjeuner le pain gluant et la boisson douceâtre avec
cette peau de lait dont on sait qu’elle dégoûte tous les enfants du monde, hormis
les affamés ; la personne qui me rappelait à l’ordre quand elle s’apercevait
que je récitais des poèmes, habitude qui chez moi tournait à la manie et dont l’origine
était certainement tout aussi névrotique qu’esthétique, au point que je rimaillais
entre mes dents jusque dans la rue ; la personne qui se dressait entre ma
mère et moi pour que sa nièce, ma mère, lorsqu’elle rentrait le soir après
avoir bataillé contre les services administratifs ou cherché un emploi, ne fût
pas fatiguée par les revendications de l’enfant. – Que veut-on que je dise à
son fils quand il pose des questions sur elle, lui qui l’aimait, à moi qui la
détestais, de cette haine étroite et pointue des enfants ?
    Et, aussi bien, quel mal y avait-il à réciter en pleine rue
telle ballade de Schiller ou de Uhland ? « Cela fait mauvaise
impression, il ne faut pas se faire remarquer dans la rue. » « Les
enfants juifs qui se tiennent mal excitent le rishès*. » Quelle
importance, quand toute la population était de toute façon excitée contre nous ?
Les anciens, y compris cette tante que j’appellerai ici Rosa, ressassaient les
litanies avec lesquelles ils avaient grandi et ne prenaient pas la peine de les
réviser en fonction de la nouvelle situation. Or, moi, j’étais née en 1931, et
il me paraissait inconcevable qu’on pût croire que mes bonnes ou mauvaises
manières pourraient accroître ou réduire l’étendue du malheur qui était sur
nous. Ou que la tante Rosa crût cela possible. Et comme j’étais née en 1931, je
comprenais d’emblée et sans avoir lu Sartre que, si les conséquences de l’antisémitisme
étaient bien un problème juif, et considérable, en revanche l’antisémitisme
lui-même était le problème des antisémites, et qu’ils n’avaient qu’à s’en
dépatouiller eux-mêmes et sans mon aide.
    Toutefois, il faut dire honnêtement que les adultes, par
ailleurs, et indépendamment du comportement des enfants, palabraient
indéfiniment, dans leur désarroi et leur panique, sur ce qu’eux-mêmes ou d’autres
Juifs auraient dû faire auparavant pour ne pas irriter le monde qui les
entourait. Ils disaient par exemple que les Juives, en portant leurs bijoux dans
les cafés, avaient excité le rishès. (Et pourquoi achète-t-on des bijoux,
si l’on n’a pas le droit de les porter ? Pourquoi les bijoutiers n’étaient-ils
donc pas montrés du doigt ou interdits ?) Pour eux, les pogromes étaient
de l’histoire ancienne, éventuellement polonaise ou russe, en tout cas depuis
longtemps révolue, et ils s’efforçaient en conséquence de minimiser les
proportions de cette nouvelle persécution.
    Je me plaignais de la grand-tante à ma mère. « C’est
une mère de garçons », disait ma mère pour prendre la défense de sa tante
préférée. « Que veux-tu, elle n’est pas habituée aux filles. » Je ne
voyais pas ce qui exigeait qu’on s’y habituât. C’est ainsi qu’elle incarne, figée
dans la mort, la distance qui me sépare de la génération des parents, et je ne
saurais me souvenir avec émotion ni d’elle ni de l’oncle qui allait avec. En
même temps, je suis atterrée que la tante Rosa, morte en chambre à gaz, demeure
uniquement un mauvais souvenir d’enfance, la femme qui me punissait lorsqu’elle
découvrait que j’avais versé dans l’évier mon cacao du matin. Il fallait alors
que je reste dans la cuisine jusqu’à ce que j’aie bu ou mangé davantage – l’un
ou l’autre, je ne sais plus –, en tout cas mon estomac récalcitrant devait
absorber plus qu’il ne lui convenait, et c’est seulement ensuite que j’avais le
droit de partir pour l’école, ce qui était

Weitere Kostenlose Bücher