Refus de témoigner
m’étais régulièrement plainte, à la maison, de l’ineptie désespérante de cet
établissement, qui apportait de moins en moins de choses, sans parler de l’épreuve
que représentait le trajet. Quelque temps après que j’eus quitté l’école, on me
fit encore donner des leçons particulières d’anglais, par une Anglaise de
naissance qui admirait les nazis et que je détestais à proportion. Mais comment
ma mère – me demande un ami plus jeune – put-elle donc en arriver à employer
une sympathisante des nazis comme professeur particulier ? Je réponds que
nazis et non-nazis ne se distinguaient pas aussi facilement que les torchons et
les serviettes. Les convictions étaient flottantes, les humeurs changeantes, les
sympathisants d’aujourd’hui pouvaient être les adversaires du lendemain, et
inversement. Ma mère pensait que l’essentiel était le bon accent britannique, que
les opinions politiques de mon professeur ne me concernaient pas, et que je
pouvais de toute façon apprendre des choses avec elle. Elle se trompait : la
petite Juive ne plaisait pas plus à cette femme que celle-ci ne me plaisait, ces
leçons étaient un supplice à force d’aversion mutuelle. Quoi que j’apprisse, je
m’empressais de l’oublier d’une leçon à l’autre, avec une application qui eût
fait honneur à Pénélope.
L’incarnation même de l’enfant des rues, pendant ma période
scolaire, fut pour moi une certaine Liesel, qui avait quelques années de plus
que moi, était beaucoup plus développée physiquement, se targuait de ses
connaissances en matière de menstruation et de sexualité et estimait que cela
la rendait supérieure. Elle l’était de toute manière du fait qu’elle était dans
une classe supérieure et par conséquent, selon la hiérarchie inébranlable de l’école,
un personnage respectable aux yeux de ses cadets. Elle savait que j’écrivais des
poèmes et lisais les classiques, et elle ne ratait jamais une occasion de se
moquer de moi. « Tu sais bien par cœur telle ou telle chose, récite-la. »
Toute contente, je me laissais prendre au piège et je récitais. Sa bouche avait
alors un rictus sarcastique : elle avait trouvé dans le texte un détail
qui lui donnait un double sens grivois, et c’était à mon tour d’être
incroyablement blessée. Sa mère était morte, son père était pauvre et inculte. À
quel point elle aimait ce père, je devais m’en apercevoir plus tard. Comme je m’apercevrais
que, de toute ma scolarité, ce fut la personne qui me laissa la plus forte
impression.
III
Je connais mal la ville de mes onze premières années. On
ne faisait pas de promenades avec l’étoile jaune, et dès avant l’étoile jaune
toutes sortes de choses étaient fermées aux Juifs, leur étaient interdites, inaccessibles.
Les Juifs et les chiens étaient de toutes parts indésirables, et lorsqu’il
fallait bien acheter une miche de pain, on entrait dans la boutique en passant
devant un écriteau où l’on pouvait lire : « Si c’est en Allemand que
tu entres ici, que ton salut soit Heil Hitler ! » Un timide « Grüss
Gott [2] »
de ma part, sans réponse de la boulangère, qui se contentait d’un grossier :
« Tu veux quoi ? » J’étais toujours soulagée quand mon salut
tout simple rencontrait un écho, et j’avais sans doute raison de soupçonner qu’il
y avait là, du côté aryen, une protestation discrète mais claire, du genre « Je
m’en remets à Dieu, pas à Hitler ».
Tout ce que les enfants plus âgés, dans la famille et parmi
nos relations, avaient appris et fait lorsqu’ils avaient eu mon âge, je n’ai
pas pu le faire ni l’apprendre : aller nager à la piscine Diana, aller au
cinéma Urania avec des amies, ou faire du patin à glace. C’est après la guerre
que j’ai appris à nager dans le Danube, avant qu’il ne soit pollué ; mais
pas à Vienne. Et c’est ailleurs que j’ai appris à monter à bicyclette ; et
jamais je n’ai appris à patiner. C’est surtout cela que je regrette, car je
venais juste de commencer, vacillante, lorsque cela devint impossible. À Vienne,
j’ai appris à parler et à lire, et c’est presque tout. Ce sont les inscriptions
antisémites qui ont été mes premières lectures et qui m’ont donné mes premiers
sentiments de supériorité. Il se trouve qu’il n’y avait pas d’enfant plus jeune
autour de nous, c’était moi la plus jeune, et donc la seule à ne pas
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