Retour à l'Ouest
l’indépendance et la progressive maturité du peuple, tandis
que le pouvoir monarchique, au contraire, s’efforçant toujours de rendre sa
propre existence indispensable, est par conséquent obligé de maintenir ses
sujets dans un perpétuel état d’enfance. »
On comprend assez que le tsar, ayant lu tout ceci, ait noté
en marge : « Je ne vois pour lui d’autre issue que la déportation en
Sibérie. » Bakounine passa quatre ans en Sibérie avant de réussir à s’évader
par le Japon. Fin 1861, il arrivait à Londres, pour se consacrer tout entier à
la révolution européenne…
Message à Charles Plisnier [174]
11-12 décembre 1937
Il y a beaucoup de tristesse dans votre livre, Charles Plisnier , beaucoup de tristesse et même d’un
sentiment plus amer, plus profond et plus noir qui ressemble bien, par moments,
à du découragement [175] .
Les jeunes hommes venus au communisme à l’aube de la
révolution russe ont vécu en vingt années une tragédie propre à dévaster bien
des âmes. Et ce n’est pas fini. Quelques-unes des figures que vous ranimez me
sont connues ; d’autres me sont proches par le souvenir de luttes communes.
Je sais bien que la transposition littéraire, cette alchimie merveilleuse, n’admet
pas de portraits littéralement exacts, précisément parce qu’elle recherche une
vérité bien supérieure à celle du document. Mais votre livre a une grandeur qui
dépasse quelque peu la littérature proprement dite parce qu’il est tiré de l’expérience
du militant. Combien vous êtes dans le vrai, Charles Plisnier, en évoquant avec
détresse « cette communauté de vivants qui tue les meilleurs de ses fils »,
je veux aujourd’hui vous en donner une preuve bien superflue, une preuve comme
il en est des milliers, de sorte qu’on en est, à la fin, lassé, écœuré, désespéré
plus encore qu’indigné… Votre Vichniazine, ce délégué bolchevique de l’exécutif
de la III e Internationale venu autrefois en Belgique pour combattre
l’opposition dont vous étiez me rappelle un homme que vous avez certainement
connu et qui précisément remplit cette mission-là, en 1927 si j’ai bonne
mémoire. C’était un vieux communiste d’origine polonaise, intelligent, ferme et
dévoué – inexplicablement dévoué, à mes yeux, à un régime qui commençait déjà à
détruire tout ce qu’il prétendait servir. Ce vieux militant s’appelait Valetzki.
J’ai rencontré tout récemment un autre communiste polonais, échappé par miracle
à des exécutions de la veille. « Et Valetzki ? lui ai-je demandé. – Valetzki ?
m’a-t-il répondu. Je ne sais pas. Disparu. Emprisonné avec presque tous les
militants polonais réfugiés là-bas – et disparu… C’est tout. »
Il est arrivé à toute notre génération révolutionnaire une
chose vraiment terrible. Le plus grand espoir du monde s’est levé pour nous, tangible,
réel, nous donnant de nouvelles raisons de vivre, nous acceptant, nous
réclamant tout entiers. Nous sommes devenus, dépouillés de tout vieil orgueil
et, souvent, ne songeant plus à nous-mêmes (c’est si peu de chose : nous-mêmes !),
les témoins et les participants de la transformation de tout. On allait en
finir avec la misère, l’ancienne humiliation de l’homme, toutes les vieilles
indignités. Naissance d’un monde nouveau. Une communauté de volontaires y
travaillait avec efficacité, qui s’appelait le parti – le parti bolchevique. Nous
nous sommes donnés à elle sans retour. Nous avons vu tomber nombre des nôtres, survivant
nous-mêmes un peu par hasard. Vous m’avez raconté quelquefois, Plisnier, une
mission qu’il vous arriva de remplir en Bulgarie, pour le parti, pendant la
terreur blanche… Chabline venait de périr à Sofia. Chabline,
un bel athlète optimiste, délégué du PCbulgare à Moscou, aux débuts de l’Internationale
communiste. Il paraît qu’après un soulèvement manqué des travailleurs sofiotes
on le brûla vif dans une chaudière. Ce devait être en 1924 ou 1925. J’ai
retrouvé sa photo : il parle gaiement, sur la terrasse du Kremlin, par un
beau jour d’été, à Zinoviev… Zinoviev qui… Radek
sourit derrière eux… Radek qui… Un jour est venu où la grande communauté que
nous servions a tout à coup exigé de nous que nous reniions tout – tout ce qui
faisait sa propre raison d’être, et la nôtre, la justification même de nos vies.
Nous étions des révolutionnaires, elle a
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