Retour à l'Ouest
Comment
y parvient-il ? Deux facteurs additionnels entrent en ligne de compte :
la part socialisée du salaire et le salaire familial ». D’après les
chiffres officiels, la part socialisée du salaire s’élève à 32 % environ du
salaire nominal. Admettons-le pour ne point discuter. D’autres facteurs d’une
importance capitale, ignorés de Walter Citrine, interviennent aussi : la
spéculation, le vol, le système D (« débrouille-toi, citoyen »), l’économie
naturelle : un très grand nombre d’ouvriers soviétiques ont des attaches à
la campagne et puis l’on vit très pauvrement. Cette modicité des salaires
impose de constantes privations. Citrine l’a très bien vu, qui décrit avec
minutie les conditions de logement des travailleurs qu’il a visités.
Bref, un témoignage scrupuleux, foncièrement bienveillant, dont
l’objectivité surprend par l’humeur égale qu’elle révèle, là-même où il eût été
naturel de se laisser aller à quelque passion…
Je venais de fermer le livre de Walter Citrine quand me
tomba sous les yeux, le numéro de juin dernier de la revue
Voprossy Profdvijénia
(Les
Questions Syndicales
), organe du
Conseil Central des Syndicats soviétiques. À la page 4, j’y trouvai, dans l’éditorial,
les lignes suivantes :
« Messieurs Citrine et autres ont été pris sur le fait
et démasqués comme les agents d’une organisations capitaliste d’espionnage et
de provocation. Citrine et Cie servent le patronat en leur âme et conscience, vendant
en gros et détail les intérêts de la classe ouvrière et s’efforçant de se
maintenir dans leurs fonctions par des machinations d’aigrefins… La bourgeoisie
paie largement leur activité de provocateurs… »
Et cætera. Quelle médiocrité dans la bassesse – et quelle
énormité dans l’insulte ! On en est induit à d’utiles méditations…
Le drame russe. Boukharine
27-28 novembre 1937
Une revue officielle de Moscou,
La Justice soviétique,
vient de mentionner le nom de
Boukharine parmi ceux des fusillés Zinoviev,
Kamenev, Toukhatchevski. On y parle de la « liquidation des bandits
boukhariniens » qui auraient été les pires – oui, les pires, on écrit ça. L’ami
préféré de Lénine, le théoricien le plus doué de l’Internationale communiste, l’un
des auteurs de la Constitution soviétique qui entre, paraît-il, en vigueur en
ce moment [170] ,
aurait donc été exécuté sans jugement.
Pauvre Boukharine, si doué, si dévoué, si grand par certains
côtés, si désemparé par d’autres… Il demeurera en tout cas, dans l’histoire, l’un
des hommes de pensée les plus désintéressés de la révolution russe et l’un des
économistes les plus caractéristiques du marxisme révolutionnaire de la courte
mais féconde époque 1915-1928.
Jusqu’à la dictature de Staline sa vie fut intéressante, belle
et probe. Fils d’un maître d’école, né en 1888, militant révolutionnaire dès
1905, bolchevik dès 1906, c’est-à-dire de peu après la fondation du parti, trois
fois emprisonné sous l’ancien régime, déporté à Onega, évadé, émigré, collaborateur
de Lénine à Cracovie en 1912, emprisonné en Autriche en 1914, expulsé de Suisse,
réfugié en Suède, expulsé de Suède et de Norvège, réfugié illégal aux
États-Unis, toujours militant, cela va de soi, revenu en Russie, par le Japon, au
début de la révolution, membre du Comité central du parti, dirigeant du soviet
de Moscou, organisateur de l’insurrection d’Octobre à Moscou avec Mouralov (fusillé), Vladimir Smirnov (disparu) et Sapronov (disparu) ; envoyé en Allemagne pour y préparer la révolution avec Karl
Liebknecht ; expulsé et arrêté là-bas avec Radek (disparu) et Racovski (disparu)
par le général Hoffman (1918) ; membre du Bureau politique, animateur de l’Académie
communiste, secrétaire de la III e Internationale après l’éviction de
Zinoviev, tout récemment encore rédacteur du quotidien officiel
Izvestia
, applaudi à Paris par les
intellectuels français auxquels il venait apporter le message de la culture
soviétique (avril 1936)…
La ligne de cette vie de grand militant se gâte entre 1923
et 1927, quand s’ouvre la crise du régime soviétique amené à choisir entre la
démocratie ouvrière et la dictature bureaucratique. Ce problème politique est d’ailleurs
lié à des problèmes économiques qui le dominent parfois. Boukharine, surtout
préoccupé de
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