Retour à l'Ouest
l’impunité. Les dirigeants de la CNT s’étaient
montrés hostiles au terrorisme anarchiste : ils admettaient la légitimité
des actes de révolte, ils désapprouvaient une tactique manifestement funeste. Mais
c’est sur eux, précisément parce qu’ils étaient capables d’une action beaucoup
plus efficace, que le Syndicat libre dirigea ses coups. Salvador Seguí tomba l’un
des premiers, criblé de balles au sortir d’un petit café. On avait aussi tué – de
même sur le seuil de sa porte – un grand intellectuel, son ami, l’avocat Layret [176] . Ángel Pestaña, quelque
temps après son retour de Russie, reçut plusieurs balles dans le corps. Il s’en
tira et, d’avoir versé son sang – lui, adversaire connu du terrorisme
individuel –, en devint plus populaire.
Nous voici dans un wagon-restaurant sur la route de
Petrograd à Moscou. Ensemble, nous venons de voir Lénine, dans la salle blanche
de l’Institut Smolny. Nous prenions le thé, quand une rumeur a parcouru la
salle, tout le monde s’est dressé, regardant de notre côté. Nous nous sommes
retournés : Lénine était là, en casquette grise et pardessus, tout rieur. Evdokimov
(le fusillé du procès des Seize) lui donnait l’accolade… « Qu’il est
simple ! » dit Pestaña, les poignées de mains échangées. Maintenant, nous
nous rendions au deuxième congrès de l’Internationale communiste à laquelle la
CNT venait de donner une adhésion de principe. À l’une des tables voisines, Frossard et Cachin buvaient du thé. Pestaña
les regardait de travers, « ces politiciens ». « On va les voir
accourir de partout, puisque la révolution est victorieuse. Méfiez-vous-en ! »
disait-il. Il avait un long visage olivâtre, un regard noir très vif, une
petite moustache noire, les manières d’un artisan de son pays.
Lénine, à ce moment, se préoccupait de rallier à la III e Internationale les militants anarchistes et syndicalistes. Il invita Pestaña à
le venir voir au Kremlin. Pestaña lui apportait un stylo – qui servit peut-être
à signer quelques décrets. Leur entretien fut cordial, car ils étaient francs
et gais, tous les deux, réalistes, tous les deux, et doctrinaires assez pour
cesser tout à coup de s’entendre, avec bonne humeur du reste. « Que
pensez-vous des communistes que vous voyez au congrès ? » demanda
Lénine à son interlocuteur (et j’imagine ici son regard malicieux). « Oh »,
répondit Pestaña, ravi de placer une boutade bien directe, – très
petits-bourgeois ! « Trop d’intellectuels… »
Sur les nécessités de la révolution, défense extérieure, défense
intérieure, nous n’eûmes pas de désaccords sensibles, pour autant que je m’en
souviens, dans nos longues discussions. Pestaña se montra enclin à admettre la
dictature provisoire du prolétariat. La centralisation étatique l’effrayait, le
manque de liberté, déjà sensible, lui répugnait. À son retour en Espagne, il se
prononça brutalement contre le bolchevisme. Il allait évoluer de plus en plus
vers un syndicalisme anarchisant d’esprit et réformiste de pratique.
L’un de ses mérites fut de braver l’impopularité, dans la
CNT même, en adoptant sur l’action politique une attitude nouvelle, profondément
contraire à la tradition. Pestaña pensait depuis quelques années que le
syndicalisme devait intervenir consciemment, puissamment, dans la vie politique ;
et il avait fondé un parti syndicaliste. Ce parti n’a eu jusqu’ici qu’une importance
restreinte, bien que Pestaña fût député aux Cortès et personnellement respecté
pour la droiture de sa vie et la fermeté de ses convictions. Les hommes s’usent
vite quand un pays passe, en moins d’un quart de siècle, de la monarchie à la
dictature, de la dictature à la république, de la république à la guerre civile.
Pestaña est mort à quarante-huit ans, dépassé par les événements, sollicité en
des sens opposés par son esprit libertaire traditionnel et par ses capacités de
militant syndicaliste avisé. Sa mémoire d’animateur de la CNT des premiers
temps restera chère à tous ceux qui l’ont approché.
L’année du bourreau *
25-26 décembre 1937
L’année soviétique 1937 s’ouvre, en janvier, par le procès
des Dix-Sept, suite du procès des Seize d’août 1936 ; le premier février
descendent au tombeau, la nuque fracassée, plusieurs compagnons et amis de
Lénine, treize victimes en tout. Parmi elles,
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