Retour à l'Ouest
aux insurrections de Prague
et de Dresde – une part fougueuse naturellement, car il n’était tout entier que
passion explosive, intelligence effervescente, volonté subversive. On l’arrêta
à Chemnitz après la défaite. Les Allemands le condamnèrent à mort puis le
livrèrent à l’Autriche qui le condamna à mort une seconde fois. Au cachot d’Olmütz,
on prit soin de l’enchaîner au mur. Le tsar Nicolas I er le réclamait.
L’Autriche le livra à la Russie. Il allait passer six ans, de 1851 à 1857, dans
les casemates de Pierre-et-Paul à Saint-Pétersbourg, puis dans celle de la
forteresse de Schliesselbourg, bâtie sur une île du lac Ladoga. Il se sentait
perdu, voué au désespoir et à la mort dans ces oubliettes, quand le tsar l’invita
à lui écrire « comme un fils spirituel à son père en esprit ». Michel
Bakounine, l’insurgé de Paris, de Prague, de Dresde, le futur disciple et rival
de Marx, le futur créateur du mouvement anarchiste, écrivit alors à l’empereur
un déroutant message dont le ton est à peu près celui de la confession du pécheur
repenti, mais dont le fond est bien différent : et on le voit du premier
coup d’œil. Nicolas I er dut s’en rendre compte qui n’accorda à ce
douteux enfant prodigue que la grâce, salvatrice du reste, de l’exil sibérien.
Faisons la part de la convention protocolaire : on n’écrit
pas au souverain sans user de certaines formules. Bakounine disputait sa vie à
l’Ours, – le mot est de lui [173] .
Il n’entendait vivre, il l’avait prouvé auparavant et devait le prouver jusqu’à
ses derniers jours, que pour la révolution universelle. Aucun intérêt ne
guidait sa main. Il précise qu’il dira tout de lui-même, mais ne compromettra
personne, ne livrera aucun nom. Cette seule réserve nous garantit sa probité. Mais
il y a plus. Bien que la
Confession
soit d’une humilité pénible, on y trouve des passages d’une rare audace. Personne
encore n’a osé parler au tsar ce langage viril et véridique. Cela contient un
appel, une revendication et une prophétie. « Le moteur essentiel en Russie,
c’est la peur, et la peur détruit toute vie, toute intelligence, tout mouvement
noble de l’âme. Il est dur et douloureux de vivre en Russie pour quiconque aime
la vérité ; pour quiconque aime son prochain ; pour quiconque
respecte également dans tous les hommes la dignité et l’indépendance de l’âme
immortelle… La vie sociale en Russie est une chaîne de persécutions mutuelles :
le supérieur opprime l’inférieur ; celui-ci supporte, n’ose se plaindre, mais
opprime, en revanche, ce qui est au-dessous de lui… Mais la plus grande
souffrance est celle du peuple, du pauvre paysan qui, se trouvant au plus bas
de l’échelle sociale, ne peut opprimer personne et doit endurer les vexations
de la part de tous…
Sire, il est difficile, il est presque impossible en Russie,
pour un fonctionnaire, de ne pas être un voleur. D’abord, autour de lui tout le
monde vole… »
Devant ce spectacle, écrit plus loin l’enfermé, « je me
demandais pourquoi le gouvernement actuel, autocratique, investi d’un pouvoir
sans bornes, que ne limitent ni la loi, ni les choses, ni un droit étranger, ni
l’existence d’un pouvoir rival, n’employait pas sa toute-puissance à la
libération, à l’élévation, à l’instruction du peuple russe ».
Bakounine confesse avoir voulu en Russie la révolution, puis
la république, – mais pas une république parlementaire. Et il écrit sur le
régime révolutionnaire une page frappante de justesse qui nous semble aujourd’hui
annoncer la dictature du prolétariat des grandes années :
« Je crois qu’en Russie plus qu’ailleurs un fort
pouvoir dictatorial sera de rigueur, un pouvoir qui sera exclusivement
préoccupé de l’élévation et de l’instruction de la masse ; un pouvoir
libre dans sa tendance et dans son esprit, mais sans formes parlementaires ;
imprimant des livres de contenu libre, mais sans liberté de la presse ; un
pouvoir entouré de partisans, éclairé de leurs conseils, raffermi par leur
libre collaboration, mais qui ne soit limité par rien ni personne. Je me disais
que toute la différence entre cette dictature et le pouvoir monarchique
consisterait uniquement en ce que la première, selon l’esprit de ses principes,
doit tendre à rendre superflue sa propre existence, car elle n’aurait d’autre
but que la liberté,
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