Retour à l'Ouest
de la production au profit des producteurs – que ce
programme soit nettement exprimé ou seulement « dans l’air » dont
vivent les masses – on trouve aussitôt la démocratie tellement insupportable
que les gens les plus épris d’ordre se mettent à lever des bandes armées ;
que les patriotes font appel à l’étranger ; que les généraux se parjurent,
assaillent le pays qu’ils ont, paraît-il, charge de défendre ; que le haut
clergé bénit tout cela ; que les chancelleries, même celles des autres
pays démocratiques, plus stables, conscientes du péril de l’exemple, avouent
préférer en somme, s’il faut absolument choisir, le fascisme à la révolution, la
réaction, par le fer et par le feu, avec tous les risques qu’elle comporte pour
le monde, à la marche du socialisme.
C’est ce qui arriva en 1936. La France du front populaire
eût pu, en continuant avec l’Espagne le commerce légal des armes, aider les
milices à s’équiper suffisamment, en peu de mois, pour battre les généraux
rebelles. Elle ne le fit pas parce que le gouvernement de Londres s’y opposa, soutenu
en réalité par toute la bourgeoisie française. Toutes les chancelleries
comprenaient fort bien que la défaite des nationalistes insurgés contre la
nation eût entraîné des réformes de structure tout à fait capitales. De sorte
qu’assaillis par les uns, boycottés par les autres, les travailleurs les plus
virils de l’Occident, ceux qui jusqu’ici avaient gardé leurs forces intactes, –
n’ayant point participé à la grande guerre, – eurent à subir la pression
universelle des puissances capitalistes. L’URSS même, en leur accordant un
secours précieux, agit dans le même sens, pour des raisons que nous n’analyserons
pas ici : elle fit, en Espagne républicaine, une politique modéré, conservatrice,
visant à la stabilité sociale ; si bien que, parlant à de mes amis, des
ministres du cabinet Negrin désignaient les communistes comme formant « l’extrême
droite ».
Il faut considérer ainsi dans toute leur grandeur les forces
auxquelles les travailleurs d’Espagne tiennent tête depuis dix-huit mois pour
se rendre compte de ce que signifie leur résistance victorieuse. Ce n’est pas
seulement le coup d’arrêt au fascisme montant à travers l’Occident, c’est aussi,
malgré de tragiques revers comme le sacrifice des Asturies, malgré certains
drames navrants de l’intérieur, l’éclatante démonstration de la capacité, de la
vitalité, de la puissance des masses laborieuses.
Pogrome en quatre cents pages
8-9 janvier 1938
Je me souviens d’un écrivain dont chaque page rendait un son
plein, d’œuvre vivante, vécue, douloureuse, indignée, révoltée… Je ne le lus
que par fragments, mais ces fragments me suffisent. Par millions, nous de ce
temps, nous avons cheminé à travers la nuit sans en atteindre le bout. Tunnel
sans fin ! Les guerres, les prisons, les révolutions vaincues ou
escamotées, la sordide petite bataille quotidienne pour les cent sous, pour les
cent francs, le mensonge asphyxiant respiré toute la vie sans masque protecteur,
– le mensonge qui se plaque même à votre face pour la modeler… C’est ça la Nuit
de l’homme moderne [180] .
Je fus, comme nombre d’autres, reconnaissant à l’écrivain inconnu qui en
sortait pour lâcher ce cri forcené, ce cri désespéré, au visage des satisfaits.
Il s’appelait Louis-Ferdinand Céline. J’ouvris plus tard, après des années, un
autre livre de lui, aussi copieux que le premier, mais dont je ne vins pas à
bout [181] .
Un mauvais relent de sexes échauffés, de latrines, d’obsessions tristes et
sales en venait à travers un style violent et brutal devenu du procédé. Ce
jaillissement d’exclamations après les points de suspensions, cet étalage de
scatologie, ces hyperboles du dégoût rappelaient Octave Mirbeau, avec moins de
mesure dans l’exagération et surtout beaucoup moins d’intelligence dans la
vision.
L.-F. Céline fit ensuite un voyage en Russie pour, à son
retour, se frapper la poitrine :
Mea
culpa
[182] !
Mais il n’avouait aucune faute sinon
peut-être d’avoir cru, tout au fond de lui-même, que l’homme, cette brute
définitive, pourrait être un jour tiré de la bestialité… Ces pages, d’un
pessimisme noir et bas, étaient sans grandeur ni force parce qu’elles étaient
sans intelligence. Il faut des nerfs à l’écrivain et qui sachent percevoir
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