Retour à l'Ouest
miroir fidèle de l’existence de
pauvres gens innombrables, il y réussit. Ces existences, les voir de près, les
suivre pas à pas, c’est selon le cas décevant, un peu irritant, embêtant, rigolo,
poignant, tragique – et même tout bonnement lumineux. Il y a de tout.
Les Rescapés sont les hommes de la guerre gagnée : et
ils savent très bien, eux, que toutes les guerres sont perdues pour ceux qui
les font. (D’autres les gagnent : bien entendu, de ceux qui ne les font
pas ; et d’autres encore y gagnent. Et dans la guerre comme dans la paix
ce sont à peu près les mêmes qui gagnent à tous les coups, à cause, vous
comprenez, de leur mise de capitaux…). Louis Magneux qui a passé par les
petites ambulances de l’arrière, puis par les hôpitaux, et surtout par un
hôpital des mutilés de la face, où il a vu la Sainte Face de l’homme moderne, ce
qu’en font les éclats d’obus, puis les chirurgiens – Magneux, qui est passé
aussi par un détachement tout à fait infernal d’esclaves Nord-Africains, campé
au plein jour du cauchemar – Magneux, soldat de la grande guerre du droit, la
dernière, n’est-ce pas ? – lit les papiers des gazettes. Ainsi, celui de M. Louis Barthou : « Cette fois, la France et le
monde ne s’y trompent pas. C’est bien la Victoire qui passe et qui chante, ouvrant
sur toute l’étendue du front occidental, la splendeur de ses larges ailes… »
« Tu piges ? » dirait l’homme sans nez ni
lèvres à son copain l’aveugle : « la splendeur de ses larges ailes ».
Il écrit bien, ce monsieur. Il a gardé son nez, ses lèvres et ses yeux, justement
parce qu’il écrit bien et pour nous écrire ça. C’est ce qu’on doit appeler la
division sociale du travail, entre nous et lui. – Pigez encore, vous autres.
M. Gustave Hervé : « Pense aux douze
millions (
sic
) de
Tchécoslovaques qui ont bien gagné le droit, par leur héroïsme, de devenir une
nation indépendante… »
Et Louis Magneux rentre. Son patron d’autrefois le met
poliment à la porte avec trois billets de cent francs. Voila, mon ami, refaites
votre vie, vous êtes un héros. Un copain héroïque comme lui, et comme tout le
monde du reste, se suicide pour ne pas mendier… L’épilogue s’intitule :
« Les lauriers sont coupés… [262] »
Désormais, chacun pour soi. La révolution russe est loin, la révolution
allemande, ceux qui devraient la servir l’étranglent… Les Rescapés sont des
révolutionnaires sans foi. Comment y verraient-ils clair ? Où prendraient-ils
l’énergie ? L’énergie, on l’a « usée pendant quatre ans »…
Magneux dit de son espoir de chambardement :
« J’ai été
sincère à des moments…
C’est la reprise de la vie.
Moi ! Moi ! Moi !
Les autres… Ah, les autres…
Tous s’en foutent. On se fout de tout.
C’est une manière d’être heureux.
C’est la manière d’être heureux des Rescapés. »
Telles sont les dernières lignes du livre. D’un livre
terrible, en somme terrible sans phrases, gauchement, simplement, terrible
comme la farce sanglante jouée par le destin du capitalisme aux hommes du début
de ce siècle.
1939
En URSS une nouvelle législation du travail *
7-8 janvier 1939
La presse soviétique commençait récemment une de ces
campagnes trop parfaitement orchestrées qui précèdent habituellement les
modifications de la législation. De bons ouvriers écrivaient aux journaux, de
tous les coins du pays, pour dénoncer la paresse, la mauvaise foi, le mauvais
esprit, les trucs des mauvais ouvriers… Que font-ils ? D’abord ils se
déplacent. Ils travaillent quelque part pendant six mois – souvent moins
longtemps – puis s’en vont chercher ailleurs de meilleures conditions d’emploi.
Les passeports intérieurs furent créés en 1932 précisément pour entraver les
déplacements de la main-d’œuvre puisqu’il faut, pour obtenir l’inscription au
registre de police d’un nouveau lieu de résidence, être réclamé par un employeur :
mais c’est aussi ce qui permet de tourner le système, les directions d’usines, manquant
d’ouvriers qualifiés, ne pouvant s’offrir le luxe de refuser les offres de
nouveaux arrivants. Second grief : à l’atelier, les « flemmards »
(c’est un terme consacré), travaillent le moins possible… Qu’est-ce à dire ?
D’abord, ce que nous savions déjà, que le stakhanovisme qui, par des records de
production savamment organisés et
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