Retour à l'Ouest
avaient d’ailleurs
conquis et pillé la ville dans les premières années du XIII e siècle :
ce sont eux qui portèrent à la puissance grecque le coup dont elle ne devait
pas se relever. L’explication véritable de la chute de Constantinople, Zweig
nous la donne incidemment, parce que son récit est riche et vivant. Pour battre
en brèche les vieilles murailles infranchissables érigées par les Constantins, les
Justiniens, les Théodoses, le sultan Mahomet fait fondre – par le plus grand
fondeur de canons du monde, un chrétien hongrois – des pièces d’artillerie d’une
puissance jusqu’alors inconcevable ; il réussit à les amener d’Andrinople
sous les murs de la ville assiégée. Un peu plus tard, le sultan fait
transporter par terre, d’une mer à l’autre, toute une flotte qui vient attaquer
le port grec. Stefan Zweig écrit à ce propos : « Suivant toutes les
conceptions humaines, les bateaux sont faits pour aller sur l’eau, non pour
franchir des montagnes. Mais c’est justement cette faculté de réaliser l’impossible
qui distingue les volontés démoniaques ; on reconnaît toujours le génie
militaire au fait qu’il se moque des règles ordinaires et qu’à un moment donné
il substitue l’improvisation créatrice aux méthodes courantes. » On s’étonne
qu’un esprit éclairé puisse accumuler en si peu de lignes tant de notions
fausses, alors que la simple vérité ressort en pleine lumière. La victoire des
Ottomans sur les Grecs est celle d’un peuple pourvu d’une technique supérieure,
attestée par la puissance de son artillerie et de ses transports, sur un peuple
très riche mais, peut-être précisément pour cela, dont la technique ne fait
plus de progrès. Point n’est besoin d’invoquer les « volontés démoniaques »
pour expliquer la supériorité des mitrailleuses sur les sagaies. Les
improvisations de génie militaire sont conditionnées par la technique et par
les facteurs sociaux. Dans la prise de Constantinople, l’appât du pillage d’une
grande métropole joue un rôle tout aussi grand, sinon plus, que la stratégie du
chef d’armée.
Le récit que nous fait Stefan Zweig de la bataille de
Waterloo est empreint des mêmes défauts. « Le destin se presse au-devant
des forts et des audacieux ; on le voit, des années durant, obéir avec une
docilité servile à un individu, à un Alexandre, un César, un Napoléon ; puissance
élémentaire insaisissable, il est attiré par l’homme qui représente une force
élémentaire. » Rien de plus fâcheux, du point de vue de l’intelligence, que
cette invocation des forces élémentaires qui finirait par réduire, si l’on s’y
complaisait, le rôle de l’économiste, du politique, du capitaine, de l’historien,
à une sorte de sorcellerie… Ne remontons ni à Alexandre ni à César : Napoléon
mit en œuvre l’énergie nationale de la France bourgeoise, telle qu’elle
résultait d’une formidable révolution sociale. Il est certes loisible de
comparer cette énergie à une force élémentaire, pour l’avantage de la métaphore,
à la condition de ne pas oublier qu’elle naissait de l’ascension de classes
nouvelles à la propriété, à la liberté, au pouvoir. Tout le drame de Waterloo
gravite, pour Zweig, autour de la médiocrité du maréchal Grouchy, chargé par
Napoléon de poursuivre les Prussiens et qui ne sut, faute d’initiative, ni les
joindre ni secourir l’empereur. Sans doute, l’incapacité de Grouchy eut-elle, le
18 juin 1815, de funestes conséquences. Mais quelle en était la cause sociale ?
Si Napoléon n’avait plus à sa disposition, à l’heure décisive, que ce médiocre
général, c’est que les grands maréchaux survivants, enrichis et vieillis, le
lâchaient. Marmont avait, l’année précédente, livré Paris aux Alliés. La
bourgeoisie française n’avait plus ni la passion ni le besoin de la guerre (c’est
tout un) ; elle aspirait à la paix, comme le bon peuple las de fournir la
chair à canon aux armées napoléoniennes. Ce n’est pas un énigmatique destin qui
accable l’empereur ; ce sont les conditions sociales qui ont changé. Les
masses saignées se détournent de lui comme les enrichis : livré à lui-même,
son génie stratégique, bien qu’il demeure brillant, est désormais réduit à l’impuissance.
On l’a fort bien vu pendant la campagne de France de 1814. L’historien d’aujourd’hui
ne peut plus ignorer les facteurs
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