Retour à l'Ouest
« intellectuels »,
Berth – comme Sorel – se méfiait terriblement, avec ironie, avec parfois du
mépris dans l’ironie. En effet, ceux qui ne veulent point renoncer à eux-mêmes
– je veux dire à leurs intérêts propres de détenteurs d’un savoir marqué en
toutes choses par l’esprit bourgeois –, ceux qui ne veulent point renoncer à
eux-mêmes pour se faire les serviteurs du prolétariat, de qui deviennent-ils, bon
gré mal gré, les serviteurs ? Des classes riches qui exploitent le travail
et briment l’intelligence et la font servir à leurs basses besognes : fabrication
des gaz asphyxiants, truquage de tout, bourrage des crânes. Ils acquièrent
ainsi, ces faux-savants et faux-pensants à tout faire, tout dire, tout écrire, les
honneurs et les prébendes, mais en trahissant l’essentiel. Car s’ils ne s’évertuaient
pas à étouffer en eux-mêmes une certaine voix – tout de même existante !
Ils se rendraient compte que le premier devoir est de se
ranger du côté des opprimés ; s’ils ne s’évertuaient pas à se fabriquer
des sophismes conservateurs ou réactionnaires, ils se rendraient compte que la
question de l’exploitation du travail domine aujourd’hui tout le devenir social.
Ou l’humanité la résoudra par la libération des travailleurs, trouvera ainsi un
nouvel équilibre social, réalisera des communautés douées d’une vitalité pour
nous inconcevable – ou elle sombrera dans les déchirements des guerres civiles,
des guerres de partage du monde, des tyrannies génératrices de haines sans
bornes. Les intellectuels devraient bien le savoir qui voient les sciences
foulées aux pieds par les inventeurs de racismes. Édouard Berth, au début de sa
carrière de penseur révolutionnaire, avait écrit
Les Méfaits des intellectuels
… Il est mort après avoir vu
l’Europe tout au bord de la guerre – et quel débordement de sottises
intéressées dans toutes les presses ! – mort pendant la déroute de Catalogne…
Il m’écrivait, il y a quelques semaines pour m’interroger sur Staline qu’il ne
réussissait pas à comprendre (et le personnage, convenons-en, n’est guère
intelligible…). Ses derniers articles ont paru dans
La Révolution prolétarienne
et dans
Nouvel âge
[274] : vastes
fresques traitant du sort de l’Europe continentale partagée entre le « clan
des ya et le clan des da », la puissance germanique et la puissance [stalinienne [275] ]… Ses premiers
articles avaient paru autrefois dans
Le
Mouvement socialiste
[276] auquel
collaborèrent les fondateurs du syndicalisme et du socialisme français, Lagardelle , Sorel, Lafargue… Renonçant aux carrières
universitaires, aux succès littéraires, au journalisme avantageux, renonçant
aussi à devenir un leader ou un chef, même syndical, Berth a travaillé toute sa
vie, avec un acharnement probe, cherchant à voir clair et à dire tout haut ce
que les autres ne disent point…
Sa doctrine, beaucoup plus définie que celle de Sorel qu’il
citait volontiers d’abondance, était le syndicalisme. Berth redoutait les
partis politiques – et pourtant, devant les victoires et les réalisations de la
révolution russe, à ses débuts, il proclama sa sympathie pour le parti bolchevique.
L’intransigeance syndicaliste, il la rattachait à la pensée même de Marx. Le
socialisme, « civilisation nouvelle, cité nouvelle », devait être, pour
lui, réalisé « par les travailleurs eux-mêmes » groupés dans le
travail, en dehors de l’influence pernicieuse des intellectuels étrangers à
leur classe, étrangers à l’atelier, formés par l’université ennemie, voués aux
combinaisons politiques qui se ramènent toujours à des compromissions et à des
complicités avec les vieilles classes dirigeantes… Je sens que je résume ici
très pauvrement une doctrine qui peut, malgré son caractère unilatéral, quelquefois
injuste et quelquefois utopique, servir utilement, dans le mouvement ouvrier, de
contrepoids à des influences corruptrices… Berth m’a toujours paru procéder d’un
syndicalisme théorique, idéal en quelque sorte, alors que l’expérience des
grandes organisations syndicales nous les montre, livrées à elles-mêmes, souffrant
des mêmes maux que les partis politiques, aboutissant aux mêmes compromissions,
se pliant aux mêmes nécessités – et, d’autre part, nécessitant la formation, en
leur propre sein, d’un véritable parti… syndicaliste. Car le
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