Retour à l'Ouest
fonctionnaire à lunettes qui avait, à moins de trente ans, l’air
et l’assurance d’un ministre, discourait, à sa coutume, intarissablement. Il se
fit autour de la porte un mouvement de curiosité : Ernst Toller entrait. Un
moment, sa belle tête massive, encadrée d’abondants cheveux noirs, au regard
sombre et profond, au grand front carré, aux traits épais empreints d’une
puissance triste – sa tête de visionnaire et de combattant d’une Commune
vaincue –, domina cette assistance rappelée aux plus hautes réalités. Nous
admirions son œuvre, nous aimions sa vie. Soldat révolté de la Grande Guerre, plusieurs
fois blessé, membre du soviet de Munich en 1919, réclusionnaire pendant des
années, ensuite, après que la réaction eut tué Gustav Landauer et fusillé
Leviné, il sortait de prison avec toute une œuvre de poète et de dramaturge
dans ses cahiers et dans sa tête…
Ce devait être en 1927 ou 1928. Où sont ces hommes ? Lounatcharski,
le premier réformateur soviétique de l’instruction publique, est mort à temps, avant
les proscriptions. Lélévitch, plus jeune, a disparu dans les camps de
concentration de Staline. Où est sa compagne ? Qu’est devenu leur petit
Varlin ? Léopold Averbach n’a pas fait la grande carrière officielle à
laquelle il se promettait avec zèle ; sans doute fusillé, car il était le
neveu de Iagoda, ministre de la police, lui-même fusillé… Ernst Toller voyagea,
d’exil en exil, usé par le spectacle de tant de défaites et d’inutiles
sacrifices ; miné aussi, à quarante-six ans, par d’anciennes blessures ;
se débattant contre la gêne, dans cette condition de réfugié politique qui, de
nos jours, rappelle assez celle de « l’homme sans aveu » – c’est-à-dire
sans suzerain, sans protection, sans droit, sans place reconnue sous le soleil
– du Moyen Âge [313] .
Desservi, en outre, par sa fière indépendance d’esprit : « bolchevik »
pour les bourgeois, « trotskiste » pour les staliniens et
déplorablement « petit-bourgeois » pour les trotskistes… Rien qu’un
homme ardent, plein de pensées, plein de poèmes, plein de la souffrance de tous
et dont les forces commençaient à décliner. On écrit que ses nouvelles pièces, trop
passionnées, les théâtres les refusaient. Les ruisselets d’argent qui coulent, à
travers l’émigration allemande, n’atteignaient guère cet inclassable… Et plus
assez de forces pour se faire débardeur sur les quais de New York ou laveur de
vitrines ou vagabond sur les grandes routes ! Ernst Toller s’est pendu. Le
poète a trouvé la paix.
P.-S. Un journal trotskiste du Borinage m’a plusieurs fois
pris à partie, sans, bien entendu, publier mes rectifications. Il s’en prenait
dernièrement à mes articles parus dans les colonnes de
La Wallonie
sur le drame espagnol ;
c’était pour en tronquer complètement le sens. Je ne lui répondrai ni ici ni
ailleurs, sa mauvaise foi rendant tout débat superflu.
Un empire des steppes… *
10-11 juin 1939
M. René Grousset nous apporte dans un livre nouveau une
contribution vraiment remarquable à l’histoire générale. Son ouvrage, intitulé :
Un Empire des steppes
(Payot,
éditeur), traite, d’une façon assez approfondie, de l’historie de ces peuples
nomades Indo-Européens, puis Turco-Mongols de l’Asie centrale et nordique, dont
les grandes migrations firent et défirent, en deux milles ans, bien des empires
barbares entre l’Océan Pacifique et le Danube. Leurs incursions et leurs
invasions déferlèrent dans quatre directions vers les vieilles civilisations qu’ils
menacèrent, soumirent, détruisirent parfois : vers la Chine, l’Inde, l’Iran,
la Russie, l’Occident.
Les conquêtes des nomades en Asie où ils vassalisèrent
plusieurs fois la Chine agricole, ravagèrent l’Inde, portèrent des coups
terribles à la civilisation arabe du Turkestan et à la vieille culture de l’Iran,
sont à peine connues.
L’Occident a surtout gardé le souvenir de la ruée des Huns, sous
Attila, vers la France et l’Italie de civilisation romaine, au V e siècle.
Le « Fléau de Dieu » fut vaincu entre la Marne et la Seine, mais il
alla dévaster la vallée du Pô. Un peu plus tard les hongrois, de même origine, ravagèrent
l’Europe centrale. Les armées de Gengis Khan rayonnèrent au XIII e siècle,
sur la Chine, le Caucase, toute l’Asie centrale jusqu’aux frontières de l’Inde ;
elles
Weitere Kostenlose Bücher