Retour à l'Ouest
service
opérant à l’étranger – dont il donne le nom et la fonction – qui lui dit :
« Vos deux hommes se sont montrés tout à fait à la hauteur dans l’affaire
du général Miller… » Ils avaient enlevé le chef de l’organisation blanche.
Pourquoi ?
Par des recoupements qu’il nous livre, Krivitski l’établit. Et
la petite histoire d’un crime rejoint la grande histoire en touchant à l’un des
plus grands crimes politiques de notre époque : l’exécution du maréchal
Toukhatchevski et des généraux rouges. On répète dans les milieux informés que
les relations des fusillés avec l’état-major allemand furent connues des
services de renseignements de plusieurs pays d’Occident qui en informèrent à
leur tour le gouvernement de Moscou. Ainsi s’accrédite l’inqualifiable version
de la trahison des victimes, version que repoussèrent du pied, de prime abord, tous
ceux qui connaissent la vie russe. Krivitski nous en fournit l’explication. Des
documents permettant d’admettre cette trahison existaient bien. Ils avaient été
fabriqués dans un groupement d’émigrés blancs-russes au sein duquel agissaient
et des agents de la Gestapo et des agents du Guépéou. Un des membres de ce
groupement, la fille de l’ancien homme d’État russe Goutchkov ,
a récemment été démasqué à Paris comme un agent du Guépéou, en tentant de faire
parvenir un subside à la mère de l’un des assassins d’Ignace Reiss. A-t-on pu
se tromper en haut lieu, à Moscou, sur l’authenticité des pièces ainsi forgées ?
Au milieu de la suspicion générale qui règne là-bas, les plus funestes erreurs
sont évidemment possibles ; mais il semble à première vue plus probable
que l’on ait délibérément mis à profit les documents forgés pour se débarrasser
d’hommes dont le mécontentement, connu ou pressenti, devenait redoutable. Et d’autres
renseignements que nous avons permettent de croire que les chefs militaires qui
avaient assuré sur les champs de bataille le salut de la jeune République
socialiste commençaient à en avoir assez d’un régime qui compromet tout l’avenir
de l’URSS.
Revenons à l’affaire Miller. Le vieil émigré aurait
infailliblement connu les pièces fabriquées dans une des officines de l’émigration
et qui avaient servi à perdre Toukhatchevski ; à partir de cet instant, la
clé du drame de l’Armée rouge tombait entre ses mains, qui étaient celles d’un
ennemi déclaré de l’URSS… On voit quel calcul impérieux commandait dès lors sa
disparition. La ténébreuse affaire semble éclaircie.
« Terre des hommes »
27-28 mai 1939
Je me souviens d’une phrase de Nietzsche : « Il
faut écrire avec son sang… [305] »
N’y voyez nulle emphase, mais une éclatante vérité. Du moins tout ce qui vaut d’être
écrit et par des hommes dont l’écriture signifie, durablement, tout ce qui
restera, est digne de rester, ce qui éclaire, ce qui émeut, ce qui nous révèle
à nous-mêmes et à travers nous-mêmes l’univers, tout cela doit être écrit avec
la passion entière de l’homme, son ardeur de vivre, son âme et sa chair même, son
sang… C’est pourquoi il y a la blême librairie, fatras imprimé pour tromper des
faims médiocres, puisque nous vivons en régime de commerce et falsification, et
duperie – et il y a les vrais livres qui pèsent leur poids de sang et d’où
rayonne une surprenante lumière. Saint-Exupéry en avait déjà donné un, il y a
quelques années :
Vol de nuit
[306] . Il nous en
apporte un autre :
Terre des hommes
[307] . Qu’il soit
remercié.
La puissance de cette œuvre vient de ce qu’avant d’être
écrite elle a été vécue, agie ; exprimant la prise de conscience d’un
homme d’action, elle ne se sépare point de sa vie. Elle fait partie de son
combat singulier avec la nuit, les sables, les constellations, les déserts, les
vents, les nuées, et quand elle entre dans la littérature, le mot
littérature
recouvre soudain une valeur
authentique que les gens de lettres nous feraient aisément oublier. N’y en
eut-il pas un qui écrivit, voici une dizaine d’années, trois cents pages lestes
sous un titre qui eût été désespérant si l’auteur ou quiconque l’avait pris au
sérieux :
Rien que la terre
[308] . On imagine l’homme
des trains de luxe, des bateaux de luxe et des poules de luxe, secouant après
dîner son cigare sur cette boule tournoyant dans l’espace, dont on
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